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Science et croyance, le grand dilemme

Chaque nouvelle génération doit réfléchir à ce qu’elle croit.» La délimitation entre croyance et connaissance est également difficile dans la science. L’historien des sciences Michael Hagner y reconnaît à la fois un défi et une opportunité. Entretien.
Science et croyance, le grand dilemme
Michael Hagner: «Pour les négationnistes du changement climatique et autres fondamentalistes, il est facile d’exploiter les conclusions de l’épistémologie.» Photo: une journée de canicule en Europe; Bruxelles, 24 juillet 2019. AP Photo/Francisco Seco
Histoire des sciences

Michael Hagner, 60 ans, est professeur à l’ETH Zurich. Il examine la science sous l’angle de l’histoire, de l’épistémologie et des aspects culturels. Après une formation en médecine et en philosophie, il a longtemps étudié la trajectoire historique des neurosciences jusqu’à l’époque moderne et contemporaine. Il a également publié des ouvrages et articles scientifiques sur des sujets tels que le rôle des images dans les sciences, l’histoire de la cybernétique et, plus récemment, la place du livre dans le monde numérique. Dans une interview pour le magazine Horizons, il décrit comment des convictions ont eu des effets négatifs et positifs dans l’histoire des sciences.

Les croyances jouent-elles un rôle dans l’histoire des sciences?

Michael Hagner: Je distinguerais deux types de croyances. Le premier est banal: c’est la confiance que chaque scientifique accorde aux résultats des autres. Comme on ne peut pas reproduire toutes les expériences dont on lit le compte rendu, on s’appuie sur la croyance que la méthodologie et les données de nos confrères et consoeurs sont correctes. Cette confiance, sans laquelle la science ne pourrait pas fonctionner, doit être distinguée des croyances religieuses, culturelles, politiques et sociales. Cette deuxième catégorie a également joué un rôle dans l’histoire des sciences, avec des effets à la fois positifs et négatifs.

Où les effets négatifs étaient-ils particulièrement marqués?

Dans l’histoire des neurosciences, une croyance particulièrement néfaste a conduit à vouloir localiser dans le cerveau des catégories comme le sexe et la race, afin d’utiliser l’autorité des neurologues pour justifier l’affirmation selon laquelle les femmes seraient inférieures aux hommes et les peuples non européens inférieurs aux peuples européens. Ces idées ne sont pas un simple accident de l’histoire des neurosciences, elles orientent la recherche depuis la fin du XVIIIe siècle. La mesure – ou mal-mesure, selon le terme de Stephen Jay Gould – des crânes, des cerveaux, des circonvolutions corticales et de la cytoarchitecture du cortex visait en partie à évaluer les différences intellectuelles et morales supposées entre les sexes et entre les races. L’expérience traumatique de l’Holocauste a conduit les neuroscientifiques à réfléchir davantage à leurs propres croyances. Mais chaque nouvelle génération de scientifiques doit entreprendre cette réflexion. Les neuroscientifiques d’aujourd’hui devraient avoir conscience des pièges du passé et faire preuve de prudence dans leurs affirmations.

Les convictions de l’époque n’ont-elles plus d’influence?

Si. La notion de race a certes été largement abandonnée entre la fin des années 1940 et le début des années 1950. Mais en matière de sexe, respectivement de genre, la situation est plus compliquée. On trouve encore des neuroscientifiques convaincus qu’il existe des différences cognitives et psychologiques significatives entre le cerveau masculin et le cerveau féminin, alors que d’autres rejettent catégoriquement ce point de vue. Mais, au sens strict, l’idée que de telles différences n’existeraient pas est également une croyance, surtout défendue dans les cultural studies et les études de genre. Mais les résultats de la recherche empirique montrent qu’il est très difficile d’identifier un cerveau typiquement masculin ou féminin, ou de partir de données issues d’observations pour en déduire l’existence de capacités cognitives précises.

Parfois, les scientifiques hésitent à remettre en cause une croyance, par exemple le libre arbitre…

Un débat sur le libre arbitre a eu lieu au sein des neurosciences dans le sillage de l’expérience de Benjamin Libet en 1983, largement interprétée comme démonstration du fait que le libre arbitre n’existe pas. Mais la philosophie questionne ce concept depuis longtemps déjà. La notion de libre arbitre s’avère cependant extrêmement résistante. Pourquoi? Parce qu’elle est socialement utile pour donner un sens à nos existences et au monde. L’idée a été reprise par plusieurs neuroscientifiques qui en ont fait un argument darwinien, affirmant que notre cerveau utilise des idées, vraies ou fausses, pour renforcer notre aptitude à la survie. Ainsi notre croyance dans le libre arbitre serait le résultat d’une sélection naturelle parce qu’il nous donne un avantage. Je doute toutefois que cette position puisse faire l’objet d’une validation scientifique. Elle n’est rien de plus qu’une conviction.

La science ne parviendra-t-elle jamais à se libérer totalement de la croyance?

Nous avons parlé jusqu’ici du rôle que les croyances jouent dans les sciences, et c’est essentiel d’en avoir conscience. Cela dit, il est important de souligner que les sciences ont mis au point des outils puissants pour lutter contre les préjugés en développant le système le plus fiable qui soit pour produire des connaissances. Mais ce système n’est pas parfait. Il peut échouer, ce qui rend la plupart des résultats scientifiques à la fois fiables et provisoires. De plus, les scientifiques même travaillent parfois avec des croyances, conscientes ou inconscientes. Et il y a dans notre société des forces qui n’acceptent pas l’idée que les sciences sont les sources les plus fiables sur des sujets tels que le changement climatique et sa nature anthropique. Ce dernier point complique la discussion. Si nous nous plaçons sur un plan purement historique et épistémologique, nous arrivons inévitablement à la conclusion que la science ne peut pas être exempte de croyances. Mais si l’on affirme cela dans un contexte politique, il est facile pour les négationnistes climatiques et pour d’autres fondamentalistes de s’emparer de cette affirmation et de l’exploiter à leurs propres fins. C’est le dilemme auquel les épistémologues historiques comme moi doivent faire face aujourd’hui.

Vous disiez que les croyances avaient également eu des effets positifs dans l’histoire des sciences. Lesquels?

Les croyances peuvent être le moteur de nouvelles idées et contribuer à l’exploration de territoires que le courant dominant ne trouve pas pertinents. En d’autres termes, les croyances peuvent rendre le système scientifique plus complexe et plus intéressant. Si le système est trop rigide et impénétrable, il devient tôt ou tard improductif.

Le terme «pseudoscience» est utilisé comme moyen pour distinguer le savoir légitime des croyances qui se déguisent en sciences. Il y a une dizaine d’années, vous plaidiez contre l’utilisation de cette notion. En voyant comment l’environnement numérique actuel donne une caisse de résonance aux croyances pseudo-scientifiques, avez-vous changé d’avis?

Dans l’étude de 2008 que vous mentionnez, j’avais rendu attentif au fait que les philosophes et les scientifiques n’ont pas réussi à tracer une frontière nette et sans ambiguïté entre science et pseudoscience. Aujourd’hui, la communication numérique et les médias sociaux rendent toujours plus difficile la distinction entre des connaissances pertinentes et solides et des scories dépourvues de pertinence et de fiabilité. C’est un gros problème, mais je ne pense pas que la catégorie épistémologique de pseudoscience soit utile pour le résoudre. Nous devons analyser et expliquer précisément les différences catégoriques entre ces connaissances fiables et ces produits déchets. Par ailleurs, il faudrait restreindre le pouvoir des cinq grandes entreprises numériques. Leur pouvoir monopolistique est devenu si grand qu’elles font toujours plus penser à un régime totalitaire.

Paru dans Horizons n°124, mars 2020, magazine suisse de la recherche, FNS, www.snf.ch/fr

Comment les prions ont fait tomber un dogme

dimanche 8 mars 2020 Judith Hochstrasser

Les maladies déclenchées par les prions ont de longues incubations et sont toutes fatales. Ces protéines mal repliées entraînent une dégénérescence du cerveau chez les animaux et les humains. Il en résulte différentes maladies, dont la tremblante du mouton, l’ESB connue comme maladie de la vache folle ou la maladie de Creutzfeld-Jakob chez l’humain. Alors qu’aujourd’hui il est largement admis que ces affections sont dues aux prions, en 1982 avait éclaté une longue guerre de croyances entre chercheurs pour déterminer si les protéines modifiées étaient vraiment à l’origine du mal.

 Jusqu’en 1982: le dogme. Louis Pasteur et Robert Koch ont reconnu le rôle de diverses bactéries au XIXe siècle. Plus tard la biologie a suivi le credo: tous les agents pathogènes contiennent du matériel génétique.

• 9 avril 1982: l’hérétique. Le biochimiste américain Stanley Prusiner renverse ce dogme avec sa théorie des prions. Dans une étude parue dans Science, il affirme comme auteur unique que la tremblante du mouton est déclenchée par des protéines modifiées. Or, les protéines n’ont pas de matériel génétique. Plus tard il explique: soudain, ces protéines changent de conformation comme un parapluie retourné par la tempête. Les prions seraient aussi responsables d’autres maladies inexpliquées telles que l’ESB.

• 1982-1997: la guerre des croyances. Celui qui s’attaque à un dogme s’expose aux vents contraires, y compris Stanley Prusiner. Si sa théorie des prions a des partisans, de nombreux scientifiques restent fermement convaincus qu’il n’y a pas d’agent pathogène sans matériel génétique. Et Prusiner ne peut pas prouver que les protéines malades sont capables d’en contaminer d’autres. Un de ses détracteurs, Heine Diringer, virologue à l’Institut Robert Koch, est persuadé que les agents des maladies à prions sont de minuscules virus très lents.

• 17 janvier 1997: la réfutation. Des chercheurs français publient dans Science une étude pour réfuter la théorie de Prusiner. Ils ont infecté des souris avec de la matière cérébrale de bovins atteints d’ESB. Tous les rongeurs sont tombés malades, mais la protéine mal repliée n’a pas été retrouvée chez tous. Le prion n’apparaissait qu’après des injections répétées de cellules cérébrales de souris malades à des souris saines. La conclusion des chercheurs: les prions pourraient jouer un rôle dans l’infection sans être décisifs.

• 6 octobre 1997: la canonisation. Stanley Prusiner reçoit le prix Nobel de physiologie ou médecine pour sa théorie des prions. Ce qui en surprend plus d’un. Le Deutsches Ärzteblatt y voit «la consécration d’une thèse téméraire». Mais le comité Nobel «croit» Prusiner, selon une citation rapportée par le Spiegel.

• 1997-2010: le long doute. Malgré le prix Nobel, de nombreux chercheurs doutent toujours de la théorie des prions. Le problème reste le même: personne n’est encore parvenu à démontrer que les prions pouvaient transmettre leur mauvais repliement aux protéines saines et donc les infecter. On rencontre en outre une large variété de prions dans les diverses maladies dégénératives du cerveau. Ceci est interprété comme une indication que l’agent pathogène réel est différent.

• 26 février 2010: la confirmation. Un groupe de chercheurs publie dans Science les résultats d’une expérience dans laquelle ils ont réussi à isoler totalement le prion pathogène et à contaminer des souris sauvages avec des prions purs. Des protéines mal repliées ont été trouvées dans les cerveaux tombés malades. Tous les postulats de Koch sont satisfaits: l’agent peut être cultivé hors de l’organisme et induit à lui seul la maladie.

• Présent: espoir et déception. La théorie des prions est également pertinente pour la recherche sur Alzheimer. Deux protéines mal repliées, la bêta-amyloïde et la Tau, déclencheraient conjointement cette maladie toujours plus répandue. Stanley Prusiner figure au 1er rang de la recherche. Toutefois, après quelques échecs thérapeutiques, la responsabilité de ces protéines dans le déclenchement de la maladie est fortement mise en doute.

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