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Littérature en eaux troubles

Chroniques aventines

L’écrivain genevois Yves Laplace vient d’être récompensé de l’un des Prix suisses de littérature récemment lancés par l’Office fédéral de la culture. Cette distinction couronne un homme singulier. «Semi-autodidacte» («Bac -2» aime-t-il à préciser), Laplace a du Cendrars sur les lèvres quand il renonce à tout cursus académique pour faire – très jeune – le choix de l’engagement littéraire. Avec les années, sa sensibilité de gauche s’affermit à la lecture des Lumières. Cette reconnaissance fédérale semble ainsi consacrer un humaniste. Son dernier opus, pourtant, Plaine des Héros, fait du fasciste genevois Georges Oltramare son protagoniste.

Bien sûr, il faut à la vérité convenir que ce n’est pas là le thème unique du livre. Bien que d’une construction serrée, celui-ci s’ouvre en effet à un grand nombre de ramifications. Il est ainsi question de l’empereur d’Abyssinie (passe encore, on voit le lien avec l’époque du Duce du Léman), mais aussi des Chemises rouges en Thaïlande, d’un rasoir électrique Philips, du CERN et de son collisionneur, d’une station essence, des Kadhafi, de bisons ferneysiens, d’une conférence sur le copula des araignées, du tombeau de Lénine, de Piotr Ilitch Tchaïkovski et de son Lac des cygnes, des frasques d’un truculent saltimbanque (et la liste est loin d’être exhaustive!).

Peut-être est-il cependant avant tout question, dans ces pages, de ce que signifie saisir le réel, le représenter, écrire l’histoire d’un homme. Participant de cette vogue qui fusionne œuvre et processus de création, l’inscription de l’auteur dans le livre dynamise le roman, lui donne les trépidations d’une enquête et – par le partage de la conduite du récit entre le narrateur et ses interlocuteurs – souligne le perspectivisme de toute relation.

Il n’en demeure pas moins que le «beau Géo» (Oltramare) hante l’ouvrage de sa fascinante figure. Bien sûr, on ne tait pas son narcissisme, sa mégalomanie, son antisémitisme; on rappelle également ce glaçant surnom de «Gauleiter de Suisse» que lui réservèrent certains résistants. Mais la médaille a son avers: notre homme pose ici en Prince suisse des Lettres françaises; là, son charisme désarme la gent féminine; ailleurs sa magnanimité et son énergie font honte à l’esprit boutiquier; sa faconde, parfois superbe, charme l’auditeur et le lecteur aussi bien.

En nous permettant de tutoyer un destin, le genre du roman – toujours (ou presque) – développe en nous une forme d’imagination empathique. C’est l’une de ses séductions incontestables. Or, ce pouvoir, les pages d’Yves Laplace le réserve à l’appréhension d’un protagoniste déplorable. Ainsi «Géo» nous est-il rendu attachant lorsque, surpris dans son intimité, il se révèle capable d’une affection sincère pour un rejeton juif («antisémite en général», pas au détail nous indique-t-on plus loin).

La compréhension participe-t-elle d’une forme de réhabilitation, de relativisation? L’empathie nécessaire à tout écrivain profond est-elle une condescendance – pire, une compromission? Le roman élève-t-il le lecteur à la condition de l’aliéner d’abord?

Les heurts de l’actualité, la quête des origines du terrorisme en particulier, ont relancé un débat né avec les sciences sociales: celui de la prétendue «culture de l’excuse». Comprendre les ressorts du crime constituerait déjà une concession.

Alors, ambiguë, la sociologie? Ambiguë, la littérature? Ambigu, Laplace?

«Rien de ce qui est humain ne m’est étranger» disait le poète latin Térence. La praxis politique comme la fraternité des Hommes exigent que l’on pense ainsi. Ceux qui ne se résolvent pas à l’ordre des choses gagnent à être animés par la passion de comprendre. Loin d’être une complaisance, l’empathie instruit non seulement notre sentiment fraternel, mais également notre liberté, notre responsabilité. Dans son dernier essai, Pour la sociologie (2016), Bernard Lahire nous met en garde sur la confusion superficielle entre description, interprétation, d’un côté, et justification, de l’autre.

Pas de sociologisme vulgaire chez Laplace; pas non plus d’essentialisme. Significativement, la première saillie d’Oltramare dans Plaine des héros ne se situe pas dans un couffin immaculé; sa première prise de parole n’a pas l’innocence des vagissements du nouveau-né; elle a la Cathédrale Saint-Pierre pour cadre: là tonne le refus cinglant d’Oltramare de confirmer son affiliation à l’église. Nul appel à l’inconscience du giron familial ici, nulle réduction d’un être à sa catégorisation sociale mais exergue d’une raison s’affirmant publiquement; exergue que la suite de l’ouvrage viendra certes complexifier à foison.

En plongeant sa plume dans des eaux troubles, en investiguant ce qu’il y a de «terrible en nous» (citation de Céline qui ouvre le livre), en cherchant à comprendre sans moralisme, à exprimer sans juger, à penser sans dogme, en travaillant notre langue commune («dépourvu de catégories lexicales, écrit Lahire, l’œil de l’observateur ne peut trouver les moyens de se fixer avec précision sur les réalités observées»), en sondant l’opacité du réel, en œuvrant en littérateur en somme, Yves Laplace fait œuvre utile.

Non ridere, non lugere, neque detestari, sed intelligere («Ne pas rire, ne pas pleurer, ne pas détester, mais comprendre»: Spinoza, Traité politique).

* Historien et praticien de l’action culturelle (mathieu.menghini@hesge.ch).

Opinions Chroniques Mathieu Menghini

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lundi 8 janvier 2018

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