Contrechamp

Foucault et la médicalisation du crime

«BIOPOLITIQUE» • Dans le cadre de ses travaux sur la prison, Michel Foucault a mis en évidence l’emprise du corps médical dans son ensemble sur le champ de la criminalité et de la normalisation. Le sociologue Claudio Besozzi se penche sur les enjeux actuels de cette prise de pouvoir *.
«Façon de redresser la tige courbe d’un jeune arbre Collection BIU Santé Médecine

Dans un livre paru en 1872, l’écrivain anglais Samuel Butler décrivait une contrée imaginaire, Erewhon1 value="1">Anagramme de nowhere, nulle part., dans laquelle les malades étaient envoyés en prison et les criminels traités comme des malades.2 value="2">S. Butler, Erewhon, ou de l’autre côté des montagnes, Paris, Gallimard, 1981. A un siècle et demi de distance, la fiction dystopique de Butler refait surface. Erewhon n’existe pas, mais on ne peut s’empêcher de tracer des parallèles avec certains développements de la société contemporaine, notamment en ce qui concerne l’emprise grandissante «des professionnels de la discipline, de la normalité et de l’assujettissement»3 value="3">M. Foucault, Surveiller et punir, Paris, Gallimard, 1975, p. 303. dans la vie quotidienne. Si Butler pouvait visiter notre époque et actualiser son livre, il décrirait alors une société structurée par les mêmes paradoxes, qui responsabilise les malades par un discours moralisant et déresponsabilise le délinquant à travers le postulat d’un rapport causal entre son comportement et des facteurs externes à son contrôle.

C’est un fait indéniable: dans une société orpheline de la peine de mort, obsédée par la sécurité et l’évacuation de la souffrance, nous assistons à une occupation de plus en plus massive du champ de la criminalité par le discours médical, par l’ensemble des disciplines (médecine, psychologie, psychiatrie) qui analysent le comportement des individus en termes de «santé» et de «maladie». De cette prise de pouvoir, Michel Foucault en a fait l’analyse dans plusieurs ouvrages et textes, dénonçant à la fois un pouvoir médical qui «est au cœur de la société de normalisation»4 value="4">M. Foucault, Dits et écrits, vol. III, Paris, Gallimard, p. 76. et un savoir psychiatrique qui n’en sait pas plus qu’à l’époque du procès contre Pierre Rivière.5 value="5">Ibidem, p. 97 et suiv.

Sans entrer ici dans le détail de son argumentation, force est de constater que les propos de Foucault sont toujours d’actualité. Qu’il soit question de drogues, de violence, d’abus sexuels ou d’intimidation dans les écoles: le médecin n’est jamais très loin. Le crime apparaît désormais comme un phénomène pouvant être abordé par le biais du modèle médical. Dans la préface au Rapport mondial sur la violence et la santé, publié en 2002 par l’OMS, Gro Harlem Brundtland affirme textuellement: «Nous disposons d’outils de connaissance qui peuvent nous aider à changer la situation, les mêmes outils qui nous ont permis de venir à bout d’autres problèmes de santé».6 value="6">E. Krug et al. (Eds.), «Rapport mondial sur la violence et la santé», Genève, OMS, 2002.

Ainsi, les programmes de prévention investissent les prisons. Il n’est plus question de resocialisation, mais de guérison. Dans une Sainte-Alliance avec le droit pénal, et pour ne pas trop froisser l’opinion publique, on s’accorde à dire plus ou moins ouvertement qu’il faut à la fois punir et traiter. C’est enfin le savoir médical qui, en se substituant au juge, décide de la responsabilité pénale de l’inculpé et de la dangerosité des criminels, avec les résultats que l’on connaît. Foucault pointe le doigt vers l’expertise psychiatrique, cette «parodie du discours scientifique»7 value="7">M. Foucault, Les anormaux, Paris, GallimardSeuil, 1999, p. 14 qui se veut un discours de vérité tout en étant rien d’autre qu’un écho du langage enfantin et moralisateur utilisé par les parents pour contrôler leur progéniture.

Conçue tout d’abord pour faire la preuve de la responsabilité pénale des personnes inculpées, la fonction de l’expertise psychiatrique a glissé progressivement vers la constitution d’un nouvel objet, le délit cédant la place à toute une palette de catégories qui définissent le délinquant en même temps qu’ils le classent sur
une échelle de normalité et de dangerosité.

L’alliance entre droit pénal et savoir médical se manifeste aussi à travers l’élargissement du filet qui sert à séparer, sur le plan des comportements socialement et moralement acceptables, le grain de l’ivraie. On assiste ainsi à un chassé-croisé qui criminalise, ou tout au moins culpabilise le quotidien et réduit l’espace de liberté de l’individu au nom de la santé publique.

Ce glissement s’opère la plupart du temps par une transformation sémantique du vocabulaire qui dénote les différentes formes de déviance. Ainsi, par exemple, le terme de violence vient à englober non seulement la violence physique, mais aussi la violence psychologique, la violence verbale et la violence symbolique. En même temps, de nouvelles formes d’atteintes à l’intégrité de l’individu sont pourvues d’une étiquette à connotation négative. Par un paradoxal retour aux raisons qui justifiaient le «grand enfermement» des vagabonds, des fainéants et autres marginaux au XVIIe siècle,8 value="8">Cf. M. Foucault, Histoire de la folie à l’âge classique, Paris, Gallimard, 1972. on stigmatise aujourd’hui non seulement la délinquance, mais aussi les «incivilités», les «nuisances sociales», les infractions à la political correctness.

En même temps, la psychiatrie élargit progressivement la palette de ses diagnostics à des catégories qui relèvent plus de la différence sociale que de la maladie. On peut se demander avec Jan Hacking si des diagnostics comme la «personnalité antisociale», le «trouble explosif intermittent» ou «la personnalité multiple» constituent des troubles mentaux ou «un aspect de l’arsenal médicolégal à l’aide duquel la justice et la médecine conspirent à définir et contrôler l’élément criminel».9 value="9">Jan Hacking, Les fous voyageurs, Paris, Les empêcheurs de penser en rond, 2002, p. 24.

S’ajoute à ceci l’omniprésence du discours sur la nécessité d’une intervention en amont des actes criminels par la prévention précoce le dépistage, la sensibilisation, l’identification de facteurs de risque. «Prévenir vaut mieux que guérir (ou punir)»: par le biais d’un vocabulaire qui a comme référent le concept de maladie se crée un champ dans lequel se mélangent la morale de l’âme et la morale du corps, faisant de tout un chacun un criminel ou une victime potentielle. La volonté de normalisation inhérente au discours psychiatrique fait de notre société, selon Foucault, «une société extrajuridique où la loi aura pour rôle d’autoriser sur les individus des interventions contraignantes et régulatrices».10 value="10">M. Foucault, Dits et écrits, vol. III, p. 275.

Comment expliquer cette prise de pouvoir du modèle médical et les transformations sociales qui l’ont accompagné? Je ne peux que renvoyer aux analyses qu’en fait Foucault, notamment dans L’histoire de la folie à l’âge classique. Dans les mouvances intellectuelles des années 1960, pendant que les criminologues dits critiques se débarrassaient de leur objet, la criminalité, parce que socialement construite, et que l’antipsychiatrie en faisait autant avec la folie11 value="12">Cf. T. Szasz, Le mythe de la maladie mentale, Paris, Payot, 1975., Foucault a choisi le parti d’analyser en détail les liens entre ces deux mots et entre les pratiques qui les accompagnent. C’est dans cette relation historiquement documentée qu’il voit l’origine de ce qu’il appellera plus tard la «biopolitique»: la politique donc qui, depuis quelques décennies, investit le corps pour discipliner l’esprit et fait de la vie biologique son enjeu majeur.12 value="13">M. Foucault, «Naissance de la biopolitique», dans: Dits et écrits, vol. III, Paris, Gallimard, 1979.

Que faire? Conscient du fait que «punir est la chose la plus difficile qui soit»13 value="14">M. Foucault, Dits et écrits, vol. IV, p. 208., Foucault ne peut que suggérer la mise en place d’une politique pénale qui ne succombe ni aux pratiques juridiques ne tenant compte que de l’acte, ni aux pratiques anthropologiques qui sanctionnent l’individu. Il importe de revenir à un droit pénal «qui définirait clairement ce qui dans une société comme la nôtre peut être considéré comme devant être puni ou comme ne devant pas l’être». A une époque où il est constamment question de prisons surpeuplées, on ne peut que souscrire à cette proposition.

* A l’occasion des journées lausannoises «Foucault – la prison aujourd’hui», un premier volet de réflexion, intitulé «L’intolérable hier et aujourd’hui», a été publié dans notre édition du 3 mars 2014.

 

«Foucault – la prison aujourd’hui»

LAUSANNE • Jusqu’au 30 mars, différents événements, dans le cadre de la manifestation organisée à Lausanne, seront l’occasion de prolonger la réflexion sur l’évolution de la représentation du «crime» et du «criminel». A signaler: aujourd’hui 24 mars, 19 h, à la salle des fêtes du casino de Montbenon, «Café Prison»: quand troubles psychiques et délits s’entremêlent; mardi 25, dès 20 h au Buffet de la Gare: conférences et table ronde pour questionner si la prison peut ou doit être un lieu de soin; samedi 29: deux tables rondes, à 14 h et 16 h, consacrées à interroger la pertinence, aujourd’hui, des outils d’analyse de Michel Foucault, suivies à 19 h du spectacle Foucault 71, par le collectif 71, au Théâtre de la Grange de Dorigny, (résa: 021 692 21 24 ou www.grangededorigny.ch) Durant toute la semaine, d’autres rendez-vous permettent d’aborder la question de la prison et de l’actualité de la pensée de Michel Foucault. Progr. complet: www.infoprisons.ch

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