Contrechamp

Après la trève des gangs, une lueur si fragile

SALVADOR • En mars 2012, des négociations secrètes aboutissaient à une trêve entre les deux principaux gangs du pays, la MS-13 et la M-18. Depuis, le nombre d’homicides a reculé. Réelle avancée ou miroir aux alouettes? Eclairage par Alexandre Mariéthoz, de l’ONG Solidar Suisse.  

«Ici, les meurtres font partie du quotidien.» Cette habitante de Mejicanos, une commune située au nord de San Salvador, sait de quoi elle parle. En juin 2010, des membres d’un gang ont renversé un bus, dont le chauffeur avait refusé de payer la renta – l’impôt. Ils ont ensuite tiré sur les quatorze passagers, aspergé le bus d’essence, puis bouté le feu au véhicule.

Le Salvador, petit pays de 6,1 millions d’habitant-e-s, situé au cœur de l’Amérique centrale, est un pays très violent. En 2011, selon un rapport spécialisé de l’ONU, il était le vice-champion mondial du nombre d’homicides (69 meurtres chaque année pour 100 000 habitant-e-s) – derrière le Honduras.

Deux gangs sont omniprésents au Salvador: la Mara Salvatrucha (MS-13) et le Barrio Diez y Ocho (B-18, plus communément appelé M-18). Ils furent créés à Los Angeles par des immigré-e-s salvadoriens et guatémaltèques, afin de se protéger des gangs californiens. La M-18 existe depuis les années 1950. La MS-13 fut, quant à elle, créée à la fin des années 1970. Les deux gangs étaient, au départ, plutôt des alliés naturels. Pour des raisons obscures, ils devinrent ensuite des rivaux. Depuis, les règlements de comptes entre maras (nom salvadorien des gangs) sont fréquents.

En 1979, une guerre civile éclate au Salvador, entre le Front Farabundo Marti de libération nationale (FMLN) et la junte au pouvoir, dominée par des militaires conservateurs. Des centaines de milliers de réfugié-e-s fuient vers les Etats-Unis. Une aubaine pour la M-18 et la MS-13, dont les effectifs connaissent une forte hausse.

En 1992, des accords de paix négociés sous l’égide de l’ONU mettent fin à la guerre civile. Les Etats-Unis expulsent alors les réfugié-e-s salvadoriens. Parmi eux, beaucoup de gangsters. «Contrairement au Nicaragua, le Salvador n’a prévu aucune politique de réinsertion, explique Yolanda Martínez, coordinatrice de Solidar Suisse. Dans un pays dévasté, avec une jeunesse locale souvent désœuvrée, le terreau était idéal pour le développement des gangs.» Depuis vingt ans, la MS-13 et la M-18 rançonnent une partie de l’économie. Chauffeurs de bus, coiffeurs, petits commerces, voire écoles, doivent s’acquitter de la renta. Le trafic de drogue et l’exécution de meurtres commandités complètent leurs revenus. Sur fond de règlements de comptes entre les deux gangs.

Le gouvernement, dominé de 1992 à 2009 par le parti de droite ARENA (Alliance républicaine nationaliste), a exclusivement misé sur la répression. Dès 2002, dans le cadre du programme «Mano dura» (main ferme), la police, parfois épaulée par l’armée, a mené des raids très médiatisés dans des quartiers pauvres. «Les forces de sécurité devaient atteindre des quotas, souligne Yolanda Martínez. Ils ont donc arrêté des milliers de jeunes, parfois sans le moindre soupçon fondé, si ce n’est l’appartenance présumée à un gang. Depuis, une partie des jeunes s’est radicalisée. Et les gangs ont acheté des armes plus sophistiquées.» En 2002, le Salvador a déploré 2300 morts violentes. Neuf ans plus tard, ce chiffre atteignait 4371 – soit 14 morts par jour. La «Mano dura» s’est donc soldée par un échec.

Depuis mi-mars 2012, le nombre de morts a diminué. Il serait passé de 14à 5 par jour, suite à une trêve entre la MS-13 et la M-18. L’ancien chef de la guérilla FMLN Raúl Mijango et l’évêque aux armées du Salvador, Fabio Colindres, ont servi d’intermédiaires lors des négociations. Les gangs ont remis une partie de leur arsenal – souvent usagé – aux autorités. Ils se sont aussi engagés à ne plus recruter de nouveaux membres dans les écoles. En contrepartie, ils ont obtenu un assouplissement du régime pénitentiaire. 30 chefs de gang en ont bénéficié. Ils vivent actuellement dans deux prisons pratiquement autogérées, à Ciudad Barrios et Cojutepeque. Respectivement 1000 et 2500 détenu-e-s y sont surveillés par 60 à 70 gardiens. Dans ces prisons, les chefs de gang font la loi. Et, bien souvent, ils continuent, avec leurs téléphones cellulaires, à diriger les activités criminelles de leurs troupes.

Le gouvernement de centre-gauche, dont l’élection a mis fin en 2009 à dix-sept ans d’hégémonie de la droite, nie toute implication dans les négociations. Le président Mauricio Funes refuse de cautionner officiellement la trêve des gangs. Toutefois, personne n’est dupe. Fabio Colindres, l’aumônier militaire qui a servi d’intermédiaire, est rémunéré par le Ministère de la Défense. Quant à Raùl Mijango, il est l’un des conseillers les plus proches du ministre de la Justice et de la Sécurité.

Depuis la trêve, selon les chiffres officiels, les homicides ont diminué de 50 à 60%. Yolanda Martínez relativise ces statistiques: «Les cas de disparition ont augmenté. Au lieu d’abandonner les corps des victimes dans la rue, les gangs les font parfois disparaître dans des puits ou des forêts. En définitive, la réduction du taux d’homicides se situe probablement aux environs de 30%.» De plus, les maras poursuivent leurs activités criminelles. Selon un rapport de l’IASC (International Assessment and Strategy Center), les gangs profiteraient d’un environnement moins violent, et surtout d’une certaine impunité, pour étendre leurs activités économiques, en misant davantage sur la criminalité transnationale et le trafic de drogue.

Au Salvador, les gangs constituent un véritable poumon économique. Selon les estimations du gouvernement, les 60 000 membres des maras assurent en moyenne la survie de cinq à sept personnes – souvent des membres de leur propre famille. De plus, la population salvadorienne est majoritairement composée de jeunes de moins de 25 ans (50,5% de la population totale). Or, le chômage et le sous-emploi touchent plus de la moitié des jeunes. C’est dire si le défi de la réinsertion s’annonce ardu.

Dans une boulangerie d’Ilopango, une des banlieues les plus violentes de la capitale, 26 jeunes hommes proches des gangs, âgés de 15 à 24 ans, suivent un programme de réinsertion. Ce projet a été initié, fin 2011, par Solidar Suisse et la municipalité d’Ilopango. La boulangerie leur offre un travail et un petit revenu. «Ces jeunes ont commis de petits délits, explique Yolanda Martínez. Le projet veut éviter qu’ils sombrent dans la criminalité violente. Grâce à leur activité dans la boulangerie, ils ne traînent plus dans la rue.» Le programme risque pourtant d’être abandonné, suite à la victoire de la droite lors des élections locales de mars 2012. «La nouvelle municipalité ne veut plus financer le projet. Vu d’Europe, cela peut sembler surprenant. Il faut cependant être conscient que la population subit, depuis vingt ans, les exactions, voire les meurtres, des gangs.» Souvent, elle accepte mal que le peu d’argent public disponible soit affecté à de jeunes délinquant-e-s.

Dans un tel contexte, que faire? «Notre pays a urgemment besoin d’une politique de la jeunesse», s’exclame Yolanda Martínez. A Cabañas, au nord-ouest de la capitale, Solidar a mis sur pied, avec ses partenaires, un réseau régional pour stimuler la participation citoyenne. Les jeunes ont réussi à faire entendre leur voix dans les associations villageoises et organisé des activités culturelles. La collaboration avec la police et le service de médiation pour les droits humains a aussi été renforcée. «Le secteur associatif contribue à des actions en faveur des jeunes, précise la coordinatrice de Solidar. Et, comme à Ilopango, il peut tenter de réduire la petite délinquance. En revanche, seul l’Etat peut élaborer une politique globale de la jeunesse et, plus spécifiquement, réinsérer les gangsters très violents.» A l’heure actuelle, une volonté politique est présente. L’Etat salvadorien a initié, en prison ou dans de petites entreprises, quelques programmes de réinsertion, notamment pour les membres des gangs. Reste le problème du financement. Suite à l’arrivée du centre-gauche au pouvoir en 2009, le pays a connu une fuite des capitaux. Les recettes fiscales ont par conséquent diminué. Difficile, dans ces conditions, d’étendre, voire même de poursuivre,
les programmes existants.

Et si la droite revenait au pouvoir, lors de la présidentielle de février 2014? «Norman Quijano, le candidat de l’ARENA, a déjà annoncé qu’il mènerait la vie dure aux gangs, explique Yolanda Martínez. Il s’agirait d’un retour à la répression aveugle – et contre-productive – menée entre 2002 et 2011. En outre, les rares programmes de réinsertion seraient supprimés.»

Au Salvador, la violence extrême ressemble à un long tunnel. Depuis les années 1930, le pays a quasiment toujours connu des régimes autoritaires, une guerre civile qui fit environ 100 000 victimes entre 1979 et 1992, puis dix-sept ans d’ultralibéralisme et de répression aveugle. Le tout sur fond de chômage endémique. La trêve des gangs, malgré ses zones d’ombre, a enrayé la montée de la violence. Reste à reconstruire un avenir. En espérant qu’aucune étincelle ne rallume le brasier de l’ultra-violence.

Trêve au Honduras

Suite à des négociations initiées par l’Eglise catholique et l’Organisation des Etats d’Amérique (OEA), la MS-13 et la M-18 ont formalisé, au Honduras, une trêve inspirée de l’exemple salvadorien. Le président conservateur, Porfirio Lobo, a déclaré, le 27 mai dernier, qu’il appuyait les efforts de l’Eglise et qu’il soutenait officiellement le processus ayant abouti au cessez-le-feu. La majorité de la population, qui a longtemps subi les violences et les meurtres des gangs, ne croit pas à cette trêve. Les contours d’une politique de réinsertion n’ont pas encore été esquissés par le gouvernement. AMz

* Chargé de communication de Solidar Suisse.

Opinions Contrechamp Alexandre Mariethoz

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