François, un «Wojtyla» latino-américain?
En portant Jorge Mario Bergoglio à la tête de l’Eglise catholique, le conclave devait sûrement espérer s’émanciper un peu de l’image un tantinet austère et résolument conservatrice qui collait à la peau de Benoît XVI. Force est de constater que l’opération comm’ est d’ores et déjà un échec patent. A peine était-il élu que le pape François voyait refleurir dans la presse les soupçons de complaisance et de collaboration vis-à-vis de la dictature militaire argentine qui pèsent sur lui depuis plusieurs années maintenant. Le monde découvrait également un pape de combat, dans tous les sens du terme: engagé dans la lutte contre la pauvreté en redéployant l’Eglise dans les quartiers populaires, tout en adoptant un style de vie frugal, il s’est également distingué pour ses prises de position radicales sur les questions sociétales, n’hésitant pas notamment à s’opposer à l’ouverture du mariage aux homosexuels en dénonçant «une prétention à détruire le plan de Dieu».
Un catholique social, certes, mais surtout conservateur, soupçonné de collaboration avec la junte: il n’en fallait pas plus pour voir dans le pape François un réactionnaire patenté, dont l’élection aurait valeur de mission dans une Amérique latine socialement effervescente et en proie à la contagion socialiste – comme on vit autrefois en Jean-Paul II un résistant au communisme. Dans la foulée de la disparition d’Hugo Chávez, la thèse est séduisante, et beaucoup à gauche s’en sont déjà faits l’écho. Et le moins que l’on puisse dire, c’est que Bergoglio a la tête de l’emploi.
Pourtant, la réalité semble cette fois un peu plus prosaïque. Nous ne reviendrons pas ici sur les débats relatifs au rôle tenu par le pape durant la dictature. Les voix si dissonantes à ce sujet invitent à une certaine prudence, à moins de considérer qu’il y a un trait d’égalité entre la lâcheté et la culpabilité. Mais on ne saurait se surprendre de la nomination d’un conservateur à la tête de l’Eglise: si le catholicisme social ancré à gauche existe, surtout en Amérique latine, celui-ci a toujours été marginal(isé) au sein de la hiérarchie.
Par ailleurs, si le pape doit remettre de l’ordre dans la région, c’est moins contre le «marxisme» que contre les courants évangéliques qui érodent peu à peu sa propre influence. Dans un sous-continent qui compte en son sein plus de 500 millions de croyants sur un total d’un milliard à l’échelle de la planète, et qui comprend avec le Brésil et le Mexique les deux pays «les plus catholiques au monde» d’un point de vue démographique, l’enjeu est d’importance. En Amérique centrale, voir l’Eglise romaine au coude à coude avec les Eglises évangéliques en provenance des Etats-Unis est même devenu monnaie courante. Il existe qui plus est une autre menace: l’athéisme, qui n’était jusque-là que l’apanage de l’Uruguay et de Cuba «la rouge». A bien des égards, le recul du catholicisme dans le monde ne fait que traduire le recul du catholicisme en Amérique latine.
Il est significatif, du reste, que les figures du «changement social» en Amérique latine que sont Evo Morales ou Rafael Correa se soient félicitées de l’élection de Bergoglio. Le président par intérim vénézuélien Nicolás Maduro, pour sa part, est même allé jusqu’à suggérer que Chávez, qui n’hésitait pas de son vivant à revendiquer le Christ comme le premier révolutionnaire de l’histoire de l’humanité, avait «exercé son influence pour que l’on fasse appel à un pape sud-américain» depuis le ciel. Si ces dirigeants ont pu avoir maille à partir avec l’Eglise dans leur propre pays, ce fut moins par anticléricalisme que par une critique de l’ingérence parfois explicite de cette dernière dans le débat politique, les épiscopats locaux liant ainsi leur sort à celui de l’opposition.
Argentine mise à part, l’élection de Bergoglio a donc fait l’objet d’un accueil pour le moins positif en Amérique latine – même à gauche. Peut-être parce que l’Eglise elle-même, en tant qu’institution, apparaît moins homogène qu’en Europe, comme en témoigne l’influence persistante de courants se réclamant de la «subversive» théologie de la libération au sein de ses bases. Peut-être aussi parce que le conservatisme du pape en matière sociétale n’est pas, au fond, ce qui dérange le plus la majorité des dirigeants comme des mouvements sociaux latino-américains, dans une région où sexisme, homophobie et autoritarisme demeurent des réalités prégnantes, y compris dans les rangs des organisations populaires et de gauche. Peut-être, enfin, parce que François leur apparaît moins comme un ennemi à combattre que comme un interlocuteur potentiellement plus accessible que Benoît XVI. C’est pourquoi on aurait tort de voir en lui un «chargé de mission» réactionnaire. Non pas parce qu’il ne soit pas lui-même réactionnaire, mais plutôt parce que, contrairement à Karol Wojtyla il y a quelques années, l’on peut douter que Bergoglio ait aujourd’hui les moyens d’un tel projet, lui qui est à la tête d’une Eglise en perte de vitesse, encore sous l’effet de la crise qui a poussé Ratzinger vers une retraite prématurée.
* Enseignant-chercheur à l’Université de Nice Sophia Antipolis.