Islamophobie et orientalisme inversé
La lutte contre l’islamophobie en Europe et pour le changement radical des sociétés au Moyen Orient et en Afrique du Nord nécessite encore et toujours des débats au sein de la gauche radicale, car certains ont parfois du mal à combiner les deux objectifs pour différentes raisons, souvent d’ailleurs contradictoires. Dans la première partie de cet article, nous traiterons de la nécessité de la lutte contre l’islamophobie comme objectif central de la lutte pour une société plus égalitaire et plus juste, particulièrement en période de crise économique et de montée du racisme en Europe. Dans la seconde partie, nous démontrerons que la lutte contre l’islamophobie ne doit en aucun cas laisser la place à un «orientalisme en retour ou inversé» qui traverse certains courants de gauche dans leur analyse du Moyen Orient et de l’Afrique du Nord.
L’islamophobie est tout d’abord le racisme envers la communauté musulmane, les citoyen-ne-s de confession musulmane, pratiquants ou non, simples croyants ou athées, mais portant un prénom musulman. L’islamophobie ne mesure pas la religiosité d’une personne. Elle connu une explosion en Occident après les attentats du 11 septembre 2001. Un nouvel ennemi avait été trouvé et les lois discriminantes à l’encontre des communautés musulmanes en Europe ont connu un boom.
Dans un rapport publié en 2012, intitulé Choix et préjugés – la discrimination à l’égard des musulmans en Europe, Amnesty International s’alarme du climat islamophobe. De nombreux pays européens (France, Suisse, Autriche…) sont pointés du doigt pour leurs pratiques, encouragées par des partis politiques en quête de voix électorales, ajoute le rapport. Le rédacteur du rapport décrit par exemple le fait que «des femmes musulmanes se voient refuser des emplois et des jeunes filles sont empêchées d’aller en classe simplement parce qu’elles portent des vêtements traditionnels comme le foulard (…). Des hommes peuvent être licenciés pour porter des barbes associées à l’islam».
La Suisse n’échappe pas à cette atmosphère islamophobe, dont le symbole reste la loi sur l’interdiction de construction de nouveaux minarets votée en 2009.
La gauche radicale, dans la résistance aux intérêts capitalistes qui veulent imposer des mesures d’austérités à travers l’Europe, via l’outil principal de la dette mais également via le racisme et l’islamophobie, ne peut se permettre de reléguer cette question. L’islamophobie, comme le racisme et le communautarisme, est un instrument des classes dirigeantes pour diviser les classes populaires et les détourner de leur réel ennemi: la classe bourgeoise.
Trostky affirmait que même si une démocratie complète est illusoire sous le système capitaliste, le mouvement révolutionnaire ne doit en aucune façon renoncer, même sous l’impérialisme, à la lutte pour les droits démocratiques. Le combat contre l’islamophobie et le racisme en général et pour le droit à l’exercice de la liberté de conscience est fondamental dans la pensée marxiste. Dans sa Critique du programme de Gotha du Parti Ouvrier Allemand (1875), Marx expliquait que la liberté privée en matière de croyance et de culte doit être définie uniquement comme rejet de l’ingérence étatique. Il en énonçait ainsi le principe: «Chacun doit pouvoir satisfaire ses besoins religieux et corporels, sans que la police y fourre le nez». Ce même Marx a défendu l’obtention des droits civiques des juifs de Cologne en 1843 et déclarera que le privilège de la foi est un droit universel de l’homme. Le marxisme classique, celui des fondateurs, n’a d’ailleurs pas requis l’inscription de l’athéisme au programme des mouvements sociaux.
La question du voile ne concerne que les femmes, elles doivent décider par elles-mêmes et en toute indépendance de son port ou non. Le voile imposé ou retiré par la force est un acte réactionnaire et qui va à l’encontre de tout soutien à l’autodétermination des femmes.
Dans cette lutte contre l’islamophobie, nous nous opposons à ceux et celles qui, à gauche, rejettent toute unité d’action avec des groupes ayant une base ou se revendiquant de fondements religieux, en faisant appel à la fameuse phrase de Karl Marx selon laquelle la religion est «l’opium du peuple», sans faire référence à la suite du texte qui explique le réel sens à y donner. Un certain nombre d’exemples historiques démontrent l’erreur de ce positionnement. La gauche radicale a collaboré et lutté côte à côte avec les adeptes de la théologie de la libération, qui avaient développé une critique radicale du capitalisme contre les dictatures d’Amérique du Sud. Le parti bolchevique n’hésitait pas à coordonner des luttes avec le Bund, union générale des travailleurs juifs de Pologne, de Lituanie et de Russie, fondée en 1897, qui, malgré son orientation athéiste, anticléricale et fondamentalement socialiste, était basée sur un regroupement communautaire.
Finalement Malcolm X qui, tout en restant fidèle à ses convictions religieuses, particulièrement à la fin de sa vie, évoluait à gauche. Il n’hésita pas à critiquer les dirigeants musulmans dans une interview en 1965, qu’il accusa d’avoir volontairement maintenu les peuples, et les femmes en particulier, dans l’ignorance. Il ajouta aussi que l’état d’avancement d’une société se mesure à la situation faites aux femmes, en déclarant que «plus les femmes sont éduquées et impliquées… plus le peuple entier est actif, lumineux et progressiste».
L’intervention des forces progressistes et révolutionnaires permet la radicalisation des mouvements de contestation populaire. Elle doit également empêcher toute dérive de confiscation «identitaire» des débats et des dynamiques politiques en inscrivant les luttes dans une perspective humaniste et universelle, sans laisser la place à une forme d’«orientalisme en retour» qui touche certains courants de gauche, en Occident comme au Moyen Orient.
L’«orientalisme en retour» est un concept développé par le marxiste syrien Sadiq Jalal al Azm, en 1980, face à ce qu’il considère comme une ligne révisionniste de la pensée politique arabe, qui a fait surface sous l’effet du processus révolutionnaire iranien après 1979. La thèse centrale de ce courant, qui trouve à sa source un certain nombre d’intellectuels de gauche et nationalistes déçus, peut se résumer comme suit: «Le salut national tant recherché par les Arabes depuis l’occupation napoléonienne de l’Egypte ne se trouve ni dans le nationalisme laïc (qu’il soit radical, conservateur ou libéral), ni dans le communisme révolutionnaire, le socialisme ou autre, mais dans un retour à l’authenticité de ce qu’ils appellent l’islam politique populaire».
Ainsi, les mouvements de l’Islam politique ont tendance à promouvoir l’idée que la libération et le développement des pays arabes dépendent en premier lieu de l’affirmation de leur identité islamique, qui serait «permanente» et «éternelle», et non en luttant contre le capitalisme et l’impérialisme. D’autres questions peuvent être également débattues comme la lutte pour les droits des femmes, la lutte contre le communautarisme, le rôle de Etat, etc.
Ce courant a trouvé malheureusement des adeptes dans certains courants de la gauche en Europe également, certes minoritaires mais néanmoins présents. L’islam politique devient pour cette tendance un agent de modernisation, et la religion islamique est la langue et la culture essentielle des peuples musulmans. Selon cette doctrine, la force motrice de l’histoire en Orient est l’Islam et non, comme en Occident, les intérêts économiques, les luttes de classe et les forces sociopolitiques.
Cette vision considère ainsi les défenseurs de l’Islam politique comme des «anti-impérialistes» ou des «progressistes», et les comparaisons avec les mouvements de la théologie de la libération ont fleuri. Ces considérations sont sans fondement.
La théologie de la libération et les mouvements islamistes ne sont pas de même nature et leurs objectifs sont différents: la théologie de la libération n’est pas tant l’expression d’une identité culturelle – dans le sens de la préservation de soi vis-à-vis d’une domination occidentale «autre», telle que la revendique le mouvement islamiste – elle s’ancre davantage dans un discours du développement et de l’émancipation des subalternes. Elle a principalement mobilisé les pauvres et les exploité-e-s, tandis que les mouvements islamistes ont tendance à cibler les classes moyennes éduquées, considérées comme les principaux agents du changement politique. Les islamistes visent avant tout à islamiser la société, la politique et l’économie, alors que les théologiens de la libération n’ont jamais eu l’intention de christianiser la société, mais plutôt de la changer à partir du point de vue des opprimé-e-s.
Il faut certes reconnaître la composante anti-impérialiste de certains mouvements luttant contre Israël – quoique, mis à part le Hamas et le Hezbollah, il s’agisse d’une posture souvent rhétorique. Et cela ne suffit pas à les caractériser comme anti-impérialistes ou progressistes. L’exemple des Frères musulmans en Egypte est parlant à bien des égards: ils n’ont cessé en effet de répéter leur respect aux accords de Camp David et ont servi d’entremetteur entre le Hamas et l’Etat d’Israël lors de la dernière offensive militaire israélienne contre la bande de Gaza, en novembre 2012.
Les mouvements islamistes n’encouragent en rien les politiques visant à émanciper la société, pas plus qu’ils ne s’opposent aux politiques néolibérales. Ils les promeuvent au contraire, en réprimant les syndicats.
Par ailleurs, les inégalités sociales et la pauvreté ne peuvent en aucun cas être combattues à travers la charité, qui caractérise ces mouvements. La charité les maintient au contraire puisqu’elle ne remet pas en cause le système qui les sous-tend.
En conclusion, il s’agit de s’opposer aux discours islamophobes développés et entretenus par les élites et les médias occidentaux contre les mouvements de l’Islam politique et dénoncer leur répression lorsque c’est le cas dans certains pays. Mais cette position de principe ne doit pas nous empêcher de soutenir et de lutter pour le changement radical dans les sociétés moyen-orientales et nord-africaines, en développant une analyse matérielle des dynamiques sociétales et des partis de l’Islam politique qui s’opposent par différents moyens à la continuation des processus révolutionnaires et au changement radical, comme en Egypte et en Tunisie par exemple.
Ces deux courants orientalistes qui voyaient la religion comme le moteur de l’histoire de la région peuvent revoir leur copie, car les mots d’ordre des révolutions de la région n’ont pas été «l’Islam est la solution», mais bien «la révolution continue est la solution» ou encore «Pain, liberté et indépendance». Les processus révolutionnaires au Moyen Orient et en Afrique du Nord ont ouvert une nouvelle page de luttes et d’émancipations, non seulement au niveau régional, mais international également.
* Chercheur doctorant à la School of Oriental and African Studies (SOAS), Londres.