L’administration vaudoise met en œuvre une stratégie de déshumanisation à petits pas
GRAZIELLA DE COULON ET PAULINE MILANI*
Dans son édition du 19 novembre dernier, le Courrier a révélé un rapport sur l’aide d’urgence censé rester confidentiel, établi par le Service de la population du canton de Vaud (SPOP) et l’Etablissement vaudois d’accueil aux migrants (EVAM). Ce rapport nous incite à une réflexion critique sur la migration et sur la politique migratoire suisse et cantonale.
«Pour comprendre la migration, il faudrait observer pourquoi des humains (femmes, enfants, hommes) quittent leur terre, leur maison, leur famille, leurs amis etc. Il faudrait observer ce qui leur arrive. Il faudrait analyser les négociations des matières premières, le pillage, la destruction des ressources mondiales, les guerres, la réorganisation du marché mondial du travail, le dumping salarial et la désindustrialisation. Il faudrait comprendre ce qu’il y a de commun entre les multinationales de nos régions et le pillage des ressources mondiales. En résumé, il faudrait analyser pourquoi les pauvres n’ont d’autres choix de vie que la migration vers les pays les plus riches.»1 value="1">Caloz-Tchopp, de Coulon, Tafelmacher, «One world» Une philosophie générale d’ouverture à un seul monde, 2012.
En Suisse et en Europe en général, on évite de se pencher sur la réalité socio-économique et politique du monde quand il s’agit de lutter contre l’arrivée de migrant-e-s. Et on se repose sur la notion de «faux réfugiés»2 value="2">Tafelmacher, Maillard, «Faux réfugiés?» La politique suisse de dissuasion de l’asile 1979-1999, Ed. En bas, 1999. pour se débarrasser par n’importe quel moyen d’humains à la recherche d’un espoir de vie. Les migrant-e-s deviennent alors des «êtres humains jetables, sans droit et sans voix» (Hanna Arendt). Leur sort jongle entre criminalisation, refus, mise à l’écart, maltraitance, déni des droits, renvois par la force s’il le faut.
«Nous ne pouvons pas accueillir toute la misère du monde». Rassurons-nous, toute la misère du monde n’est pas sur une barque au milieu de la mer pour rejoindre la Suisse. Une toute petite minorité de la misère du monde est arrivée en Suisse et on se doit de la respecter.
Le rapport sorti de l’ombre grâce à des personnes courageuses met en évidence, une fois de plus, des pratiques administratives qui empirent la politique d’asile déjà en vigueur, bien loin du respect des migrant-e-s.
C’est une vraie guerre que le canton entend mener aux personnes déboutées de l’asile encore présentes sur le territoire vaudois. Les autorités concernées se défendent en disant qu’il ne s’agit que de propositions et non de décisions. Peu importe le statut de ce rapport. Il est à parier que, sans cette fuite, toutes les mesures proposées auraient été mises en place dans l’ombre et le silence. La population concernée par ces mesures, un peu moins de mille personnes sur le canton de Vaud, trouve peu de soutien. Sans droit, sans voix, enterrées dans des abris PC, ces personnes sont désormais tellement indésirables que la gauche même ne souhaite plus s’emparer de leur défense. Dans le silence médiatique et politique qui les entoure, des membres de l’administration cantonale peuvent se permettre d’envisager des solutions drastiques pour abaisser les statistiques de l’aide d’urgence, et de l’écrire noir sur blanc.
Ce qui en ressort est la volonté de réduire le nombre des personnes à l’aide d’urgence par des mesures de dissuasion inhumaines et au mépris du respect de leur dignité. Il nous semble important de souligner que les personnes déboutées de l’asile sont des personnes dans la détresse et dans l’impossibilité de subvenir à leurs besoins en raison de l’interdiction de travailler qui les frappe. Selon la Constitution suisse, elles ont donc droit à l’aide d’urgence que les cantons sont chargés de distribuer et qui est bien en dessous de ce qui est considéré comme digne pour toute personne suisse: un logis, la nourriture et l’assurance d’être soignés si besoin.
Comme ce droit ne peut pas leur être refusé, il s’agit ici, par une série de durcissements des conditions de vie imposées, de dissuader les personnes concernées de le revendiquer…
L’administration cantonale ayant un certain pouvoir décisionnel, plusieurs mesures ont déjà été prises. On a ainsi ouvert, sous prétexte de manque d’autres locaux salubres, des abris de la protection civile, cette spécialité suisse souvent transformée en cave, dans lesquels le Suisse moyen, même en cas d’explosion atomique, ne résisterait pas plus d’un jour. Les migrants par contre peuvent y dormir pendant des mois, enterrés comme des rats, dans une promiscuité dangereuse, avec l’obligation de se promener dehors toute la journée, été comme hiver!
Le groupe de travail EVAM/SPOP a réfléchi à aller encore plus loin dans la négation de l’humanité des migrant-e-s: plus de remise systématique du papier attestant de l’aide d’urgence (seul papier qui prouve encore l’existence administrative des migrant-e-s concerné-e-s); convocation tous les jours ou tous les deux jours à la police des étrangers (SPOP) pour «dynamiser» les gens; logement dans des abris PC pour tous, familles, enfants, hommes, femmes, et si possible le plus loin possible des villes; réduction de l’accès aux soins… et ce n’est un extrait du catalogue. Toutes les mesures envisagées dans le rapport s’apparentent à une violence délibérément exercée sur les personnes déboutées.
A cela s’ajoute, et c’est grave, la volonté des autorités cantonales en charge de l’asile d’assouplir le règlement voté par le parlement vaudois, le 18 décembre 2007, qui interdit toute arrestation dans les locaux du SPOP, le désir de mettre à l’écart les autorités médicales, les juristes indépendants, les associations de défense des migrant-e-s.
Les autorités cantonales sont conscientes de franchir la ligne rouge mais sont prêtes à œuvrer de manière stratégique pour éviter toute contestation possible, comme on peut le lire dans d’autres documents de l’EVAM. L’administration cantonale met en œuvre une stratégie de déshumanisation à petits pas, en infligeant des mesures à un groupe en faveur duquel personne, même dans la gauche traditionnelle, n’ose intervenir, pour ensuite l’appliquer à tous les autres.
Il en a été ainsi pour le centre d’aide d’urgence de Vennes, que les député-e-s vaudois-e-s ont visité en mai 2008, et dont ils ont qualifié les conditions de vie qui y régnaient d’«inhumaines» sur le long terme, «spartiates», «limites du point de vue salubrité»3 value="3">La Liberté, 21 août 2008.. A l’époque, le centre de Vennes abritait une centaine d’hommes célibataires. Quatre ans après, certains y vivent toujours. La plupart ont cependant été relogés dans des abris PC pour faire place à des familles avec des enfants en bas âge, certains en âge scolaire.
L’expérience nous montre que la stratégie de l’EVAM et du SPOP s’avérera gagnante tant que personne n’osera s’y opposer frontalement. Or EVAM et SPOP veulent régner seuls sur le sort des débouté-e-s de l’asile, faisant leur propre loi grâce à un renforcement des effectifs de police, et de l’augmentation des places à la prison administrative de Frambois, afin de renvoyer par la force toute personne qui ne serait pas assez dégoûtée par ces nouvelles conditions de vie et qui persisterait dans son choix de rester en Suisse.
Nous dénonçons comme ignoble et inacceptable cette volonté du Canton d’appliquer toujours plus la seule politique du refus, de la maltraitance, en déniant la valeur de tout être humain dont il est de son devoir de s’occuper. On a froid dans le dos lorsqu’on pense aux auteurs du rapport qui,
à l’unanimité, ont approuvé ces mesures. Cela nous rappelle d’autres moments de l’histoire qu’on aimerait oublier.
Il est du devoir de tou-te-s de réagir à cette montée du déni d’humanité émanant des membres de l’administration. Il faut commencer par briser le silence autour de la réalité vécue par les migrant-e-s et accepter d’entendre leurs cris assourdis par le béton des abris PC; il faut refuser d’entrer dans des faux débats sur les coûts de l’asile pour revenir à la question des droits des êtres humains; il faut avoir le courage de revendiquer les valeurs fondamentales qui unissent les gens et de les défendre.
C’est pourquoi nous demandons au Conseil d’Etat vaudois de renoncer à ces mesures, de dénoncer le concordat le liant à la prison administrative de Frambois et de s’engager dans une voie innovante en matière d’accueil des réfugiés, à l’image du village italien de Riace4 value="4">Riace, un village italien qui accueille les migrants. www.riace.i.
Notes
* Membres du collectif Droit de rester.