Contrechamp

Résistance paysannes

ITALIE (II) • La crise de l’agriculture italienne ne passionne pas les médias locaux. Pourtant, face à un système productiviste dominant, diverses formes de contestation s’organisent, portées par un tissu associatif dense. Tour d’horizon des luttes.

Aucune rubrique régulière n’informe des vicissitudes de l’agriculture dans la presse italienne. Cette omerta médiatique signifie-t-elle que tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes agricoles possibles? Concrètement, rien ne prédispose pourtant à un optimisme béat1 value="1">Lire le premier volet de la série «L’agriculture italienne dans la crise», paru dans Le Courrier du 14 novembre 2012..

Indifférence ou censure, reste que l’aggravation de la crise du secteur primaire n’a pas l’air d’émouvoir les responsables du formatage de l’opinion. Néanmoins, sur le terrain, un maillage associatif de travailleurs de la terre, d’usagers d’une agriculture équilibrée – souvent biologique – et de défenseurs de l’environnement organise la résistance contre un système productiviste envahissant. Il multiplie les réseaux d’initiatives, qui interviennent à tous les niveaux de l’économie rurale: accès au foncier, sauvegarde du territoire agricole, protection de l’environnement et de la biodiversité, production et transformation non industrielle, distribution en circuits courts, crédit et statut social des agriculteurs. Pas toujours coordonnées, les formes de cette contestation – comités, associations, coopératives et consortiums – tirent leur force de leur prolifération territoriale.

Certaines d’entre elles se sont radicalisées plus que d’autres et n’hésitent pas, ça et là, à enfreindre la légalité. C’est le cas du Mouvement des bergers sardes (MPS) et du Forcone (la grande fourche, emblème historique du trident des jacqueries siciliennes) en Sicile qui mènent un combat de harcèlement contre les instances de pouvoir, régionales, nationales et européennes.

Issue de la mouvance indépendantiste traditionnelle, la révolte des bergers sardes s’est structurée en 1990, en réponse à l’inertie du syndicat agricole Coldiretti. En marge des formations politiques, elle a multiplié les manifestations dans les principales agglomérations de l’île, à Cagliari, Sassari, Nuoro, Oristano, Carbonia, Tramatza, Olbia. Depuis 2010, elle prend de préférence des formes impromptues, imprévisibles: raids urbains, sièges des administrations, blocage des routes, des aéroports et des ports.

En juillet dernier, les militants du MPS ont paralysé le trafic de 400 transporteurs internationaux dans le port d’Olbia. En mai, à Civitavecchia, et en septembre, à Rome, leurs meetings sur le continent ont été violemment réprimés par les brigades anti-émeutes. Il est vrai qu’ils rassemblaient plusieurs catégories professionnelles sardes, dont les mineurs du Sulcis. Les revendications exprimées débordent le cadre pastoral. Ils protestent contre la concurrence déloyale de certains produits du continent (fromages, viandes), l’effondrement des prix locaux (lait, agneau), les tarifs des transports, la privatisation et le projet de vente des terres publiques.

Le MPS prépare des actions contre la réforme de la politique agricole commune 2014-2020. Il a joué un rôle décisif dans le référendum de mai contre l’installation d’une centrale nucléaire en Sardaigne (90% de non). Autour d’une coordination, la «Consulta rivoluzionaria» à résonance gramscienne, il fédère les paysans, les commerçants, les transporteurs, les mineurs, les ouvriers de l’Alcoa2 value="2">Société étasunienne, 3e fabricant mondial de matériel en aluminium. et les étudiants. Un projet commun de décolonisation de l’île à travers des coopératives autonomes s’élabore pour un changement radical du statut économique de la Sardaigne.

Plus contesté, en raison de la proximité géographique de la mafia3 value="3">Cet été, la police a arrêté plusieurs transporteurs complices de la mafia, que la pieuvre sicilienne avait probablement infiltrés dans les manifestations. Les responsables de la contestation ont démenti vigoureusement une quelconque appartenance à leur mouvement. Ils ont insisté sur deux principes de leur action politique: «ni patrons (padroni), ni parrains (padrini)».Cette péripétie a servi à discréditer plus ou moins la rébellion., le mouvement du Forcone sicilien formule lui aussi des exigences à partir du ras-le-bol des dérives de son mode de gouvernance. Il milite pour la revalorisation salariale des ouvriers agricoles, la consommation préférentielle des produits siciliens, la réduction des taxes et des impôts, la révision des régimes d’assurance, de l’attribution des crédits et des fonds communautaires, notamment pour le sauvetage des exploitations en faillite.

A partir de grèves de la faim et d’occupations de terres communales, puis de mairies et d’administrations, le mouvement s’est rapidement développé en comités dans les principales villes, Palerme, Syracuse, Messine, Catane. En janvier, la mobilisation de milliers d’agriculteurs, de commerçants, de transporteurs et de citoyens hostiles à la fiscalité insulaire a réussi à paralyser durant plusieurs semaines l’économie sicilienne. Des barrages routiers et portuaires ont bloqué le trafic commercial et l’approvisionnement pétrolier des raffineries (40% des carburants italiens) par le détroit de Messine.

L’été dernier, des noyaux durs comme Forza d’Urto (Force de frappe) et Alias ont tenté d’élargir la révolte sudiste à la Calabre. Ils ont été violemment refoulés par les forces de l’ordre de Reggio di Calabria. A l’heure actuelle, la révolte est entrée dans une phase d’accalmie intermittente, mais peut rebondir massivement à tout moment.

Quel que soit le discrédit que la presse officielle, les pouvoirs régionaux et le gouvernement de Rome jettent sur cette jacquerie sporadique d’origine paysanne, elle ne semble pas rebuter certains militants de gauche et même d’extrême gauche (Bandiera rossa) qui observent son évolution.

Ailleurs, dans la plupart des régions, la contestation privilégie souvent l’alternative ou préfère la négociation à la résistance frontale. Il en résulte des formes de synergie militante plus souples, de harcèlement public des institutions analogues à la pratique galvaudée du lobbying auprès des commissions de Bruxelles. C’est le cas de Campagna per l’agricoltura contadina (campagne pour l’agriculture paysanne), une plateforme qui fédère plusieurs dizaines d’associations et de sociétés agricoles4 value="vvvvvvvvvvvvvv4">Parmi les plus importantes, l’AIAB (Association italienne de l’agriculture bio), Rete bioregionale, l’ARI (Association rurale italienne), le CIC (Centre international Crocevia – Italie), l’ALPA (Association des travailleurs producteurs de l’agroalimentaire), l’ASCI (Association de solidarité avec les campagnes italiennes), Rete semi rurale,Campi aperti (Association de paysans producteurs pour la souveraineté alimentaire).vv. Y adhèrent un certain nombre de coopératives régionales comme Agricoltura nuova, de consortiums, comme La Quarantina, Le Galline felici, et d’organes ou de groupes d’information comme le CIR, la Ragnatela, Wwoof Italia, Civilta contadina5 value="5">Dans l’ordre, Correspondances et informations rurales, Coopérative de la Toile d’araignée, Organisation mondiale (section italienne) des travailleurs bénévoles dans des fermes bio, Civilisation paysanne (Association pour la sauvegarde de la biodiversité)..

Leur programme commun porte sur l’élaboration d’une loi-cadre qui permettrait de développer la petite et moyenne agriculture paysanne, axée sur l’autonomie productive et l’autosubsistance, la vente directe en circuits courts, le respect de l’environnement et de l’écologie culturale, le partage des savoirs et des pratiques, la sauvegarde des zones agricoles défavorisées.

A partir du décret-loi de janvier 2012 entérinant la cession directe ou par enchères de 8% de la surface agricole utile (plus d’1 million d’hectares) dans 16 régions, le mouvement s’est durci: il alerte en permanence l’opinion par tous les canaux accessibles de la presse et multiplie via Internet des spots d’injonctions contestataires et fait le siège des institutions gouvernementales.

Parallèlement à ces formes légales de lutte pour le droit à la terre et à une véritable autonomie alimentaire se développent des procédures buissonnières de contestation qui ne renoncent pas à l’affrontement.

Dans la périphérie des grandes agglomérations urbaines, à Turin, Milan, Bologne, Florence Rome, Naples, se multiplient les squats de friches, de terrains vagues, de prairies abandonnées. Par exemple, à Turin, autour de Mescal et des jardins de Mirafiore, s’improvisent des lieux de vie et de subsistance qui résistent au bétonnage des sols. Le mouvement «Reclaim the Fields» pour la récupération des terres agricoles se propage dans la péninsule.

En Ligurie, au Piémont, en Lombardie, en Emilie Romagne en Campanie, des groupes de militants s’insurgent contre des projets d’infrastructures et les expropriations qu’elles impliquent. Citons, en vrac, à Val Susa, dans la région de Gênes, au Frioul, l’opposition opiniâtre des No Tav aux lignes de trains à grande vitesse Lyon-Turin, Gênes-Tortona, Venise-Trieste-Udine, qui détruiraient des milliers d’hectares de terres et grèvent la dette publique d’environ 95 milliards d’euros.

Mêmes réactions contre les chantiers d’infrastructures routières, rallonges et bretelles d’autoroutes, ponts, tunnels, péages, parkings et stations service-restaurants. Dans la région de Turin, soutenu par Legambiente, les cercles ARCI, les comités antigas6 value="6">Dans l’ordre, la Ligue de l’environnement, l’Association récréative et culturelle italienne et les Comités anti-gazoducs., Beni communi, Acqua publica et des militants de la gauche parlementaire, un réseau citoyen s’oppose à de nouveaux segments de périphérique. En Lombardie, l’opposition s’organise contre les raccords et le prolongement de la Pedemontana (67 kms) reliant la Brianza, Come, Varese et Milan. A l’est, des comités rameutent les populations contre la Berbemi (Brescia-Bergame-Milan), l’autoroute Cremone-Mantoue et, en Vénétie, le projet Modene-Brenner.

A Trévise, en Campanie autour de Naples, les comités antigas et les groupes «Paix et désarmement « remettent en question l’intrusion des oléoducs, des raffineries et des concessions militaires dans les campagnes environnantes. Sur le modèle du référendum de 2011 sur l’eau, qui avait mobilisé 27 millions d’usagers, ruraux et citadins, contre les sociétés de gestion et les régies privées, l’idée référendaire chemine dans plus en plus d’esprits.

Pour pallier la crise rampante qui culmine aujourd’hui, d’autres alternatives se sont développées ces dernières années: la création de jardins périphériques, urbains et ruraux, d’éco-villages (RIVE – Réseau italien des éco-villages), la multiplication des coopératives de production et de transformation, des circuits courts de distribution, des marchés de proximité libres et des réseaux de défense de la biodiversité. L’ensemble de ces innovations, basées sur le refus du profit coûte que coûte qui se fait au détriment d’une agriculture soutenable, sont à mettre surtout à l’actif de l’agriculture bio en pleine expansion. A commencer dans les régions du sud où elle s’impose comme l’une des solutions viables à la crise.
 

Notes[+]

* Forum civique européen.

Dernier volet de la série: L’alternative bio, à paraître le 28 novembre 2012.

Opinions Contrechamp Jean Duflot

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