LES MATINS QUI CHANTENT
Ce matin d’août 2008, la nuit s’achève. Je frissonne en descendant de vélo pour m’acheminer vers la jetée assister à une «Aube musicale» aux Bains des Pâquis. Quelques bancs et chaises épars côté lac attendent Le public. Côté bassins, la buvette est déjà animée: café-croissants, petit déjeuner complet pour certains, on est quelques zombies a attendre le début du concert. Peu à peu, les auditeurs s’installent adossés contre un mur, assis, ou allongés. J’en compte une trentaine. Une nouvelle Aube musicale débute.
L’idée des Aubes germe en 2007. Bien qu’une première semaine d’essai n’ait attiré que quelques initiés, l’Association des Usagers des Bains des Pâquis (AUBP) décide d’étendre l’expérience au mois d’août 2008 et invite les usagers à «découvrir des groupes de musique ou des spectacles tous les jours de six heures à sept heures pour saluer le soleil. L’entrée est libre et te café offert». Une petite trentaine de spectateurs prend le chemin des Bains, parfois plus, ou moins. Au grand dam des Cassandre qui prédisent l’échec, l’AUBP remet ça en 2009. «Venez tous les matins du 19 juillet au 13 septembre, à 6h, prendre le temps de vous réveiller en musique avec le soleil, la pluie ou le vent.» Pari tenu. Les Aubes vont trouver leur public, actuellement entre 150 et 200 personnes par matin: ceux qui y passent une heure avant le travail, des aficionados qui se lèvent tout exprès et feront peut-être un plongeon dans le lac ensuite, des occasionnels. Le régime de croisière est installé: de juillet a septembre, se déploient désormais chaque été près d’une cinquantaine de concerts matinaux. Piano, chant, cors des Alpes, tango, musiques du monde, danse… «Ne ratez pas ces moments de féerie avant de commencer votre journée».
J’y viens de temps en temps et revis à chaque fois la magie du lieu, de l’aube naissante enrobée de musique ou de poésie, me remémore mes premières lois. Comme ce concert de six cors des Alpes avec en final cinq d’entre eux alignés au sommet du plongeoir des 10 mètres auxquels répondait un solitaire sur la jetée, ou ce trompettiste armstrongien qui terminait sa prestation en s’enfonçant dans le lac, ne laissant paraître plus que l’instrument, et dont l’AUBP fera son affiche, ou la présentation d’un ethnomusicologue collectionnant des instruments du monde. II extirpait un à un des instruments à cordes et à vent rudimentaires d’un grand sac, en expliquait l’histoire, en jouait. Savez-vous pourquoi en Mongolie on n’utilise pas de bois dont on fait les flûtes? Parce qu’avec des différences de température de +40° à -40°, elles dureraient a peine une saison. Alors on prend ce qu’on trouve, de La gaine technique en plastique. Les peuples sont ingénieux. Démonstration avec un petit air, ça fonctionne.
Une célébration de la diversité culturelle
Depuis cinq ans, les Aubes musicales sont la réalisation culturelle phare des Bains, la plus visible. On y cultive la diversité culturelle des genres, des provenances: musiques classiques, tablas dinde, rock facétieux avec l’Orchestre Marcel Duchamp, de jeunes talents genevois comme Hyren ou Sophie Solo, de la musique manouche avec les Gypson Five, du yodle, du cor des Alpes… On donne «carte blanche» pour trois aubes à un groupement, une institution; cette année ce furent les Ateliers d’ethnomusicologie, le Conservatoire Populaire de musique, danse et théâtre et l’AMR. Parfois, on frappe un grand coup avec un musicien prestigieux comme Louis Schwizgebel, pianiste prodige qui, à 17 ans, en 2005, avait déjà remporté trois prix au Concours de Genève, un premier prix à New York, des succès a Londres, Vienne, etc. à l’aube du 21 août 2009, accompagné du violoncelliste Lionel Cottet; en queue-de-pie et chemise blanche, il doit se frayer un chemin à travers une foule dense jusqu’à l’estacade où les attend un piano droit. Le concert est magique: Frank Martin, Brahms, Chostakovitch, Saint-Saëns avec le thème du cygne en clin d’œil au soleil levant. Au final, sans autre forme de procès, les deux exécutants se déshabillent et piquent une tête dans le tac. Ah, jeunesse!1 Pour une fois, les journaux relatent l’événement. «Mais il y avait trop de monde, bémole rétrospectivement Julien Brülhart, l’un des animateurs des Bains, trop de bruit, des gens qui parlaient, près d’un millier ce jour-là.»
Pour les yeux, il y a le calendrier de l’Avent: chaque jour, du 1er au 24 décembre, une cabine décorée voire sonorisée par un artiste local est inaugurée solennellement, s’offrant à l’admiration du public. Grâce à des collaborations extérieures, les Bains accueillent des expositions, des démonstrations (un atelier de calligraphie japonaise, pourquoi pas)… En vingt-cinq ans d’activités, les énumérer constituerait un bel inventaire à la Prévert. De ses origines associatives et populaires, l’AUBP garde le goût de la fête. On ne manque pas de célébrer à sa manière le 1er août, de s’associer à la Fête de la musique, la Fureur de lire, la Semaine du goût.
Toutes ces activités demandent une organisation serrée confiée au Groupe d’animation culturelle composé de quatre membres du comité de l’AUBP entourés de quelques autres collaborateurs. L’énorme quantité de travail bénévole contribue à maintenir des coûts extrêmement bas consacrés pour l’essentiel à la rémunération des artistes et la gratuité des spectacles. Budgets et comptes sont transparents et soumis à l’assemblée générale annuelle des usagers. En 2012, la culture émarge de 120000 francs – dont la moitié émane de dons d’institutions diverses – au budget global géré par l’AUBP de 1,86 million pour l’ensemble des activités des Bains (dont 1,1 million de salaires et charges pour le personnel qui assure l’entretien). Elles peuvent compter sur la générosité de mécènes privés et publics et des prestations en nature fournies par les gérants de la Buvette (installation, petit déjeuner aux musiciens, café offert…).
Les Bains donnent du travail et de la visibilité aux artistes locaux. Les propositions affluent. Le groupe en retient un tiers en veillant à la qualité et à la diversité. Le tarif pour les Aubes est fixe: 300 francs par exécutant plafonné à 1000 francs par groupe. Pour un spectacle de création, c’est 3000 francs par jour sur trois jours. Parfois on se paie un extra comme Giorgio Conte. II y a alors des frais d’hôtel, de déplacement. Les artistes qui décorent les cabines du calendrier de l’Avent reçoivent 100francs avec la célèbre fondue des Bains en plus. A raison d’une soixantaine de personnes et de groupes l’an, au bout des années, ça en fait du monde!
Les activités culturelles font partie d’un tout, s’inscrivent aux côtés d’autres activités, sportives notamment, dans un cadre exceptionnel au bord de l’eau avec sa fascination et ses dangers, adossé à un quartier interlope à la réputation sulfureuse. La buvette aux prix populaires – un plat du jour soigné 14 francs, 11 francs pour AVS et chômeurs – sert des milliers de repas par an. Devenue une sàrl indépendante, elle verse désormais son loyer à l’AUBP. AUBP et buvette en tant qu’employeurs assurent pour 3 millions de francs d’emplois annuels.
Une expérience unique de gestion associative
Ce qui est remarquable dans l’expérience de gestion associative des Bains, c’est sa longévité. Certes, il y a eu des crises, des erreurs de casting dans les instances dirigeantes, des redéfinitions parfois douloureuses entre les différents secteurs d’activité – buvette, sauna, hammam, culture, sécurité – et il y en aura encore. Mais à chaque fois on s’en est sorti «par en haut». La plupart des expériences «alternatives» issues de l’enthousiasme des années 1980 ont capoté, asphyxiées par l’idéologie de l’altérité et l’incapacité qui en découle à gérer les questions de sécurité, à faire le tri entre ce qui est licite et nuisible à la vie collective et à se renouveler. L’AUBP a, dès son origine, consigné ses valeurs de référence dans une «Charte» dont le respect est garanti par des personnalités aussi dévouées qu’avisées qui ont su s’entourer au fil des années d’autres personnes partageant leur conviction. Tant les responsables de l’AUBP que le personnel des Bains et de la buvette rendent un service important à la collectivité en gérant un lieu sécurisé, familial, d’une propreté exemplaire, et surtout festif.
Il y a des équipes qui y veillent en collaboration avec le personnel; des membres du personnel sont formés à la gestion de conflits sans violence. L’activité de dealers est contrecarrée, les incivilités sous contrôle: un travail indispensable, efficace et invisible aux usagers qui en bénéficient.
L’Association d’Usagers des Bains des Pâquis (AUBP) a été fondée en février 1987 pour contrer un projet de la Ville de Genève de démolition-reconstruction contraire aux attentes des usagers qui souhaitaient juste la rénovation des Bains dans «l’esprit de convivialité, du mélange de générations et de genres, de sobriété et de popularité» qui prévalait jusqu’alors.
Des rencontres avec les architectes et les élus se sont succédé sans aboutir. En décembre 1987, l’échec est consommé: le Conseil municipal vote le projet. L’AUBP décide alors de lancer un référendum récoltant rapidement plus de 9000 signatures. La votation est fixée au 25 septembre 1988. La campagne est financée par les spectacles et les fêtes organisés aux Bains: artistes et musiciens se produisent gratuitement. Graphistes, cinéastes et dessinateurs se mobilisent également pour donner aux affiches des votations une signature particulière. On mobilise chez les commerçants alentour, dans les maisons de quartier, les espaces culturels, et, le 25 septembre, près de 17000 citoyens, 72% de votants, votent «non» à la destruction des Bains. Les autorités de la Ville de Genève ont visiblement sous-estimé les attaches affectives des Genevois aux Bains des Pâquis.
L’AUBP est devenu désormais un partenaire de la rénovation et signe une convention avec la Ville assortie, dès 1991, d’une subvention de 360'000 francs portée à 420'000 francs. Il y a eu affrontement, certes, mais dans le respect de la démocratie. Si les rapports avec la Ville n’ont pas toujours été simples, l’AUBP ne s’est jamais enfermée dans une attitude d’opposition. Elle bénéficie d’un solide ancrage populaire et aussi d’une bonne capacité de négociation. Elle a des ennemis acharnés, aussi, qui font flèche de tout bois. Les augures n’étaient pas très favorables ces dernières années au moment de renouveler la convention. Et pourtant, c’est chose faite depuis 2011. Ventilées différemment – la buvette verse son lover directement à l’AUBP dont le montant vient en diminution de la subvention versée par la Ville –, les ressources municipales sont légèrement augmentées et garanties pour quatre ans jusqu’en 2015.
Et il en est bien ainsi.
Les Bains d’hier et d’aujourd’hui
Créés en 1872 en bois, agrandis en 1889 sur pilotis, les Bains deviennent publics et municipaux l’année suivante. La Ville de Genève les fait reconstruire en dur en 1932. Les baraques de bois sont détruites pour laisser la place à un aménagement de la jetée en béton armé. D’une superficie de 6500 m2, ils offrent une parfaite égalité de surface entre les hommes et les femmes. Les Genevois s’approprient ce site et en font leur lieu estival préféré. Alliant calme, sports, santé et loisirs, les Bains sont également imprégnés d’un côté social auquel ses utilisateurs sont attachés. MP
* Comédien, secrétaire général de la Fédération suisse des sociétés théâtrales d’amateurs et membre de la Coalition suisse pour la diversité culturelle. Texte extrait du n°35, septembre 2012, de la revue trimestrielle CultureEnjeu, www.cultureenjeu.ch 1 Il en subsiste une vidéo amateur de mauvaise qualité mais qui donne une idée de l’événement: www.youtube.com/watch?v=_bcdfUoSI4w