Contrechamp

L’APPEL DU PRINTEMPS

MIGRATIONS – La Suisse doit s’engager dans un soutien actif au «printemps» des peuples arabes et ouvrir ses portes aux populations confrontées à la violence, selon le militant Yves Brutsch, qui voit l’occasion de renouer avec la tradition humanitaire helvétique, si défigurée.

Pour avoir travaillé pendant cinq ans avec la section suisse d’Amnesty International, puis pendant vingt-cinq ans au Centre social protestant de Genève, dans un service qui s’est efforcé de défendre, face à l’intransigeance de nos autorités, les victimes – réelles ou potentielles – des tortionnaires de Ben Ali, Moubarak, Kadhafi et consorts, je ne peux pas voir sans une intense émotion l’espérance qui s’est levée au Maghreb et dans tout le monde arabo-musulman.
Voilà donc ces «bougnouls», ces «basanés», ces «islamistes», qui nous apprennent le vrai sens du mot «dignité». Ce mot auquel notre Constitution fédérale consacre deux articles, mais au sujet duquel nos Juges fédéraux se sont déshonorés, en cautionnant, comme conforme à la dignité humaine, une mise en oeuvre ignoble de l’aide d’urgence, qui pousse les requérants d’asile déboutés vers la délinquance, ouvrant ainsi un véritable boulevard à la xénophobie.1

Le XXIe siècle sera arabe et musulman, et nous avons quelques soucis à nous faire, après avoir soutenu les tyrans, les fraudeurs et les corrompus,2 bien à l’abri derrière quelques déclarations humanitaires, assis sur nos coffres-forts remplis d’argent sale, malgré toutes les promesses de «diligence» de nos banquiers, pour ne pas parler de nos ventes d’armes et autres transactions peu glorieuses.3

Ces peuples, spoliés de leurs richesses par une économie mondiale dominée par l’Occident – sa «Guerre contre le Mal», ses multinationales, sa consommation effrénée du pétrole, des matières premières et de la main d’oeuvre des pays du sud –, ce sont eux qui incarnent aujourd’hui la Liberté, l’Egalité et la Fraternité si souvent bafouées depuis 1789, ce sont eux qui nous tendent la main par dessus la Méditerranée. Pour nous demander de l’aide, mais aussi, plus fondamentalement, pour nous offrir la leur, et pour nous permettre, si nous savons nous ouvrir à leur message, de retrouver le sens de nos valeurs.

Hélas. A quoi travaillent les chancelleries européennes aujourd’hui,4 à Berne comme ailleurs? A barrer la route aux réfugiés et autres migrants, bien plus qu’à apporter de l’aide aux «héros de la liberté», comme nous nous vantons tant de l’avoir fait en 1956 ou en 1968, à l’égard des Hongrois et des Tchécoslovaques… A renforcer notre participation à «Frontex», cette police des frontières européenne qui a déjà provoqué des milliers de noyades dans la Méditerranée, parce que la Forteresse Europe, dont la Suisse assure le leadership depuis son arrêté urgent de 1990 (non entrées en matières, fiction des pays «sûrs», etc.), ne laisse plus d’autre solution à nombre de ceux qui doivent fuir que de risquer leur vie sur des coquilles de noix.

Ah! Quel problème. L’«afflux» nous menace, et nous ne pouvons plus compter sur Khadafi pour installer des camps de concentration dans le désert, où l’Europe de Dublin, qui a délibérément provoqué la surcharge des pays de premier accueil que sont Malte, l’Italie ou la Grèce, espérait cantonner les réfugiés pour traiter leur demande hors de l’Europe, de façon à pouvoir les renvoyer plus facilement.

Quel «afflux», au reste? Quoi qu’il arrive, ceux qui parviendront en Europe ne seront qu’un petit nombre face au grand nombre des réfugiés, qui, comme toujours, resteront dans les pays du Sud. Et voilà la Tunisie et l’Egypte, qui doivent tout reconstruire après une révolution exaltante mais encore bien fragile, que nous nous apprêtons à laisser seules ou presque face aux populations déplacées, en nous contentant de leur offrir une aide dérisoire.

Qui se souvient, aujourd’hui, que nous avons enregistré, en 1990 et 1991, trois fois plus de demandes d’asile que nous en recevons aujourd’hui, sans que la Confédération ne s’effondre, ou que l’Allemagne, il y a vingt ans, recevait à elle seule plus de candidats à l’asile que toute l’Europe aujourd’hui? Où est l’invasion sur laquelle fantasment tant de politiques et tant de journalistes?

De quoi avons-nous peur? En 1999, nombre de Kosovars sont repartis après quelques mois, dès qu’il est devenu clair que la libération de leur pays était acquise, et avant même que la Confédération n’organise leur renvoi.

«Nous ne pouvons pas accueillir toute la misère du monde, mais nous devons au moins y prendre toute notre part», disait en son temps un Michel Rocard, constamment cité de façon tronquée, pour lui faire dire le contraire de ce qu’il prônait. Accueillons donc sans arrière-pensées ceux qui doivent fuir et surtout aidons généreusement5 ces peuples à construire leurs pays, et l’immigration, demain, n’aura plus de raison d’être.

L’histoire malheureusement se répète, car la peur, souvent cultivée par des statistiques trafiquées,6 est mauvaise conseillère, et nous avons la mémoire courte. Au début de la guerre de Bosnie, il avait fallu attendre une année entière de massacres et de viols collectifs pour que le Conseil fédéral se décide enfin, en 1993, et après quelques opérations alibi, à accorder l’admission provisoire aux Bosniaques arrivant en Suisse par la frontière verte. Et que dire de la maladresse avec laquelle l’Europe, une fois que les armes se sont tues, a soutenu un pays exsangue et toujours divisé sur les bases de la fausse paix de Dayton…?

La Suisse, qui pourrait être un modèle multiculturel, mais qui a si souvent, face aux étrangers, renié ce qu’il y a de meilleur dans sa tradition humanitaire, devrait faire, aujourd’hui, son examen de conscience. A quoi sert-il, à l’ère de la mondialisation, d’inscrire en préambule de notre Constitution que «la force de la communauté se mesure au bien-être du plus faible de ses membres», si c’est pour laisser tomber ceux qui sont aujourd’hui confrontés à la violence et au chaos, en fermant encore mieux nos frontières et en chipotant sur le montant de l’aide que nous apporterons sur place?

La Suisse serait bien avisée de prendre, aujourd’hui, des initiatives fortes pour soutenir le printemps des pays arabes, plutôt que de se contenter d’annonces de façade et de regarder la peur au ventre se qui se passe dans le monde arabo-musulman. Un véritable «plan Marshall» est nécessaire. Et tant mieux si, pour le financer, le litre de benzine passe à deux, ou même à trois ou à cinq francs. Nous sauverons peut-être du même coup la planète en apprenant à modérer notre consommation. Et tant pis si un surcroît de demandes d’asile, qui restera de toute évidence limité, nous bouscule quelque peu. Il nous donnera l’occasion de revoir nos stéréotypes à l’égard du monde arabo-musulman auquel nous devons déjà d’être sortis du Moyen Âge.7 Nous ne sommes riches que de nos différences, et le partage avec ces peuples, héritiers d’une longue tradition de science et de sagesse et d’une religion magnifique où l’entraide est encore une réalité, peut nous apprendre à vivre concrètement, dans le présent, le «Un pour tous. tous pour un» qui est notre devise nationale, et qui n’a de sens que si elle s’applique à la planète entière.

Ouvrons donc enfin nos portes et nos fenêtres, pour nous laisser gagner par la contagion du printemps, qui commence pour nous ces jours-ci, après le «printemps de jasmin» si précoce des peuples arabes. Inch Allah! I

1 Le soussigné se souvient bien d’avoir répondu à un journaliste du quotidien Le Temps, qui l’interrogeait sur la baisse des prestations d’assistance pour les

demandeurs d’asile, à Genève, au tournant de l’année 2000, que c’était la meilleure façon de créer des problèmes et faire entrer l’UDC au Grand Conseil. L’UDC a effectivement fait une percée en 2001. Et ce journaliste, du nom de François Longchamp, devenu Conseiller d’Etat, n’en a pas moins continué dans le même sens en refusant de mettre en place (au-delà de quelques aménagements secondaires) une aide d’urgence digne de ce nom…

2 «Rudolf Elmer, l’ennemi intérieur», Le Courrier, 9 mars 2011.

3 «Une entreprise suisse accusée de piller le sous-sol congolais « Le Courrier, 11 mars 2011.

4 «Solidarité avec les migrant-e-s du Magreb, du Proche-Orient, et du Moyen-Orient», Collectif Droit de Rester, Le Courrier, 9 mars 2011.

5 Il y faut, pour le moins, un zéro de plus aux crédits envisagés actuellement, si nous ne voulons pas nous déconsidérer.

6 Tout en long des six ans et demie à la tête de l’Office fédéral des réfugiés, un Jean-Daniel Gerber, ancien directeur de la Banque mondiale et aujourd’hui secrétaire d’Etat à l’économie, c’est à dire chargé de prolonger autant que possible l’échange inégal par lequel nous profitons des pays du sud, n’a eu de cesse d’inquiéter l’opinion publique en agitant des comparaisons falsifiées pour justifier le durcissement constant du droit d’asile, comparant, notamment le nombre des personnes sollicitant l’asile en Suisse au nombre des dossiers de demande d’asile (c’est à dire des familles) pour les autres pays.

7 J’ai eu la chance de séjourner, à Nouvel An, au terme d’une belle randonnée dans le désert, à Chinghetti (Mauritanie), où douze familles se sont donné pour mission de conserver des manuscrits, vieux de mille ans, qui rappellent que nous devons aux savants arabes les bases essentielles de la médecine, de l’architecture, de l’astronomie, et des mathématiques.

Opinions Contrechamp Yves Brutsch

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