Contrechamp

ÉTRANGE COMPLAISANCE

MÉDIAS – L’Université de Lausanne annonçait, le 10 novembre 2010, son refus d’accueillir le congrès national de l’UDC. Trois universitaires décortiquent le traitement réservé à l’événement en Suisse romande. Ou comment les médias contribuent à légitimer les thèses udécistes.

Comment analyser la construction médiatique, par la majorité des médias romands, d’un événement tel que l’annulation du congrès national de l’Union démocratique du centre (UDC) du 4 décembre 2010 à l’Université de Lausanne? Nous estimons que le traitement de cet événement était dans l’ensemble étrangement complaisant avec les thèses défendues par l’UDC. Les raisons d’un tel traitement sont notamment à chercher dans le fonctionnement du champ médiatique, mais aussi dans une certaine forme de banalisation des idées du premier parti de Suisse par des médias souvent perçus comme lui étant défavorables.
Rappel des faits: le 10 novembre 2010, sous la bannière «Christoph B., raciste et bientôt à l’UNIL?», une cinquantaine d’étudiants et d’employés de l’Université de Lausanne s’opposant pour la plupart à la tenue du congrès national de l’UDC réclamaient des explications au rectorat. Quelques heures plus tard, la direction de l’UNIL annonçait son refus d’accueillir le congrès de l’UDC, justifiant sa décision par des craintes de violence, de déprédation et de perturbation de son bon fonctionnement. L’annulation marquait le début d’une séquence médiatique dont le cadrage initial fut basé sur deux éléments.

Le premier consiste en la publication dès le 10 novembre 2010 sur le site Internet du 20 Minutes d’un «tract violent» appelant notamment à la déprédation des véhicules des délégués UDC lors de leur venue à l’UNIL. Ce tract – d’origine inconnue – était passé complètement inaperçu à l’UNIL lors de la mobilisation, comme le soulignera un sujet dans le «19:30» de la TSR du 12 novembre. Le quotidien 24Heures publiera d’ailleurs, le 13 novembre, quelques lignes affirmant que selon toute vraisemblance ce tract ne provenait pas de l’UNIL.

Le second élément est une courte interview du Syndic de Lausanne Daniel Brélaz, le soir du 10 novembre à la RSR. Celui-ci estimait alors que l’UNIL se «dégonflait» devant «d’inadmissibles formes de terrorisme pratiqué par des groupuscules». Si son courroux semblait se fonder alors sur une défense attentive de la liberté d’expression et de réunion, le fait que l’UNIL avait, une dizaine de jours plus tôt, accepté d’accueillir le congrès de l’UDC sur demande de la Municipalité de Lausanne (24Heures, 28 octobre 2010) ne devait pas y être tout à fait étranger.

La boule de neige médiatique était lancée et, dans les jours suivants, l’argument sans cesse mis en avant sera la défense de la liberté d’expression et de réunion. C’est là que se joue, selon nous, une forme de banalisation du discours de l’UDC, comme le notait Philippe Gottraux au sujet du vote sur l’extension aux étrangers de la double peine (vote sur le renvoi des «criminels étrangers», Le Temps, 9 décembre 2010).

Les nombreux articles de presse et reportages de télévision ou de radio sur ce sujet (environ cinquante), révèlent bien plus sur le fonctionnement des médias locaux et sur leur vision de la démocratie et des institutions que sur le refus par l’UNIL d’héberger le congrès de l’UDC. Par exemple, le lendemain de l’annulation, Le Matin et Le Temps relayent largement les propos de Claude-Alain Voiblet, coordinateur romand de l’UDC, lequel tient la Municipalité de Lausanne (à majorité de gauche) pour responsable de cette situation.

Ensuite, ce sont les «terroristes» présents à l’UNIL qui font l’objet de publications dans un courrier des lecteurs du Temps (16 novembre 2010) de la journaliste-photographe – apparemment proche de l’UDC – Dany Schaer et dans la prise de position de Marie-Hélène Miauton, chroniqueuse et fondatrice d’un institut de sondage, dans le même journal (26 novembre 2010).

L’annulation, interprétée comme une «hérésie» par le rédacteur en chef du 24Heures (11 novembre 2010) Thierry Meyer, est enfin largement mise en relation avec une certaine incapacité de l’UNIL à garantir la liberté de réunion d’un parti gouvernemental – alors que le Parti socialiste avait tenu son congrès à l’UNIL quelques semaines plus tôt. Le rectorat de l’UNIL est ainsi fustigé pour sa «lâcheté» face à la «moindre menace», pour reprendre les termes de M. Brélaz et de Mme Miauton.

En remettant en cause le fonctionnement de l’Université, cette dernière prône par la même occasion la fin des idéologies sur le campus, notamment celle du mystifié «Black Block», et l’avènement d’une forme de science aseptisée et hermétique au monde social. Les attaques s’en prennent ainsi tantôt aux «gauchistes» anonymes de l’UNIL, tantôt au rectorat et à la municipalité, ayant fait preuve d’incompétence gestionnaire et de lâcheté politique, conduisant à un déni de démocratie.

Au nom d’une conception étroitement formelle de la démocratie et de la liberté d’expression (et de manifestation?), il est ainsi présupposé comme allant de soi qu’il suffisait à l’Etat de protéger le congrès. Soit, dans les faits, en faisant appel à la police anti-émeute ou en purgeant l’institution de ses éléments les plus critiques envers l’UDC. Cela en dit long sur l’image diffusée dans les médias de l’autonomie de l’Université, de la liberté d’expression et, singulièrement, sur la banalisation d’une répression au sein même d’un campus universitaire.

Une logique de champ des médias romands peut ainsi être dégagée. Le champ médiatique est à considérer comme un espace relativement autonome d’autres secteurs liés à son fonctionnement, comme ceux de la politique ou de l’économie, dans le sens où il possède ses propres règles de fonctionnement et ses objectifs. Or, comme le souligne Patrick Charaudeau1, tout en étant relativement indépendants d’autres champs, les médias restent des entreprises (de l’information) qui fabriquent du sens sur un marché spécifique. Se joue ainsi un jeu de concurrence entre médias pour l’imposition de l’information perçue comme légitime qui, en dernière instance, est celle qui se vend, comme le notait Pierre Bourdieu2.

Pour produire de l’information qui corresponde aux attentes d’une audience la plus large possible, les journalistes recourent souvent à des représentations stéréotypées des récepteurs de l’information: les «cibles idéales» selon Charaudeau. Pour ce qui est de la production de l’information, cette logique induit en outre que de moins en moins de temps soit consacré pour creuser un sujet. Les journalistes se citent entre eux et recourent le plus souvent à différents acteurs politico-médiatiques disponibles que l’on estime compétents pour se positionner sur un sujet jugé intéressant pour le public. En période préélectorale, les clients ne manquent par ailleurs pas pour donner leur avis sur l’Université, la Municipalité lausannoise ou la démocratie en général.

Ainsi, la quasi-totalité de l’information sur l’annulation du congrès de l’UDC a été générée par des prises de position (éditoriaux et pages d’opinion) portant unilatéralement sur la couardise de l’UNIL et/ou sur une supposée menace gauchiste à la liberté d’expression. Fort significatif, aucune place n’a été consacrée aux raisons avancées par les acteurs de la mobilisation contre la tenue du congrès de l’UDC à l’UNIL. Parmi ces raisons figuraient notamment la venue à l’Université d’un parti politique qui défend une vision marchande de l’enseignement et de la recherche (Le Courrier, 23 novembre 2010) et qui véhicule un discours xénophobe, cela à quelques semaines du vote du 28 novembre 2010 sur l’extension de la double peine.

Ces arguments mis de côté, le cadrage médiatique se cantonna donc à une représentation des faits où la ville de Lausanne apparaît comme un repère de «gauchistes», voire de «terroristes» anti-démocratiques, fabriqués par les Facultés de sciences humaines et qui refusent le droit de réunion à un parti politique gouvernemental. Une des conséquences de cette «info low cost» (Le Courrier, 27 novembre 2010) est l’instrumentalisation de l’annulation du congrès par l’UDC elle-même, qui n’a plus qu’à se servir dans un éventail de catégories prêtes à l’emploi.

Dans l’ensemble, force est donc de constater l’absence presque totale d’un traitement journalistique en profondeur de l’annulation du congrès. La plupart des médias, qui se présentent souvent comme quatrième pouvoir de la démocratie, ont ainsi, parfois par omission, largement contribué à la construction de catégories curieusement similaires à celles mobilisées par l’UDC, notamment dans son communiqué de presse du 1er décembre 2010 et dans son interpellation parlementaire (n° 10.3902). Les catégories de «casseurs gauchistes» et d’autorités complaisantes générant un péril pour la liberté de réunion et d’opinion y ont par exemple été amplement mobilisées.

La logique du champ médiatique (concurrence, contraintes de temps, recherche du sensationnel) n’aurait-elle pas miné la possibilité d’enquêter sérieusement sur les faits? Plus encore, en ouvrant leurs colonnes de manière sélective aux faiseurs d’opinion et autres commentateurs principalement conservateurs, les journalistes ont-ils fait preuve d’une forme d’autocensure, sans doute inconsciente, qui anticipe le discours de l’UDC sur une presse prétendument de gauche?

Finalement, cette posture de retrait de nombreux journalistes nous paraît faire le jeu du parti nationaliste, favorisant sa progression et la diffusion de ses idées. En effet, si après chaque victoire en votation de l’UDC, des journalistes s’étonnent de ses succès répétés, il semble pourtant que la majorité des médias romands contribue à produire les catégories d’analyse qui légitiment et banalisent la vision du monde véhiculée par ce parti. I

* Docteur en Sciences sociales de l’Université de Lausanne.

** Assistants-doctorants en Science politique à l’Université de Lausanne.

1 Charaudeau, Patrick (2005). Les médias et l’information. Bruxelles: De Boek Université.

2 Bourdieu, Pierre (1996). Sur la télévision. Paris: Liber/Raison d’agir.

Opinions Contrechamp Régis Scheidegger

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