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JEUNES EN MANQUE DE LIANT

SOCIÉTÉ – Des faits d’actualité semblent démontrer que les jeunes d’aujourd’hui «ne respectent plus les valeurs de leurs anciens». La réalité est plus complexe, selon Etienne Rouget, qui pointe une perte de socialisation et un délitement des valeurs communes, mettant à mal le principe de la cohésion sociale.

Que ce soit des violences sur autrui, des abus d’alcool ou de substances illicites, des comportements provocateurs, des incivilités répétées, etc., les actes de certains jeunes nous scandalisent, nous offusquent, ou tout au moins nous interpellent. Pourtant, le phénomène n’est pas nouveau puisque Socrate, philosophe grec né en 470 avant Jésus-Christ, trouvait déjà que les jeunes «ont de mauvaises manières, se moquent de l’autorité et n’ont aucun respect pour l’âge».
Et effectivement, un bon nombre d’observateurs (journalistes, sociologues, statisticiens…) démontrent que non, la jeunesse n’a pas changé, avec argumentation à l’appui:
– Les actes de violence ont en réalité baissé, c’est la tolérance de la société (notamment judiciaire) qui a encore plus baissé face à des violences physiques, mais également morales1 (notamment contre des femmes, des enfants, des étrangers);

– Les conduites automobiles dangereuses des jeunes ne se sont pas aggravées: souvenons-nous du film La Fureur de vivre avec James Dean (en 1955) qui montrait les jeux de «la poule mouillée» consistant à lancer deux voitures l’une contre l’autre ou face à un ravin: combien de morts pour ne pas se faire traiter de «poule mouillée» et devenir la risée de tous?

– Les abus de substances psychoactives, l’alcool et le cannabis particulièrement, n’ont pas non plus augmenté – il est important de rappeler que le cannabis était considéré comme un médicament naturel particulièrement efficace avant la loi fédérale sur les stupéfiants qui ne date que du 3 octobre 1951;

– La première relation sexuelle se situait en moyenne à 19,7 ans en 1950. Si elle a baissé dans les années 1960-1970, elle est ensuite restée assez stable pour atteindre une moyenne de 17,4 ans dans les années 20002.
Il est certain qu’il n’y a pas lieu de dédramatiser certains actes qui peuvent être lourds de conséquences. Mais il est cependant important de replacer le contexte dans lequel ils se déroulent. Car si les lois ont souvent été durcies, la réalité est bien loin d’être aussi simple. En effet, des sociologues ont constaté des mouvements inverses entre les différents acteurs qui forment la société. Le développement d’Internet, de la télévision, des jeux vidéo, de la musique ont permis aux jeunes d’affirmer leur identité, et de créer leurs propres cultures. La sociologue Dominique Pasquier3 relève que leur chambre étant devenue une zone privée, «les adultes ignorent ce que regardent, écoutent ou lisent leurs enfants. On voit d’ailleurs mal comment il pourrait en être autrement». Non pas que les parents et autres adultes aient démissionné de leur rôle, mais l’individualisation fait qu’on cohabite et qu’on ne communique plus beaucoup ensemble. Le téléphone mobile et les messageries d’Internet permettent aux jeunes d’être en contact permanent avec leurs pairs, car «les groupes dictent des codes qui peuvent varier d’un groupe à l’autre»: «Pour être soi, il faut d’abord être comme les autres «4.

L’enquête réalisée par Dominique Pasquier démontre que la socialisation ne se crée plus par transmission «légitime» ou «verticale» des adultes vers les jeunes, mais elle se fait de manière «horizontale» ou «générationnelle» entre jeunes. Du coup, l’école «cristallise de fait une bonne partie des conflits qui s’exprimaient auparavant dans les familles». C’est ainsi que se développent des normes négatives vis-à-vis notamment de la réussite scolaire: les bons élèves se font souvent traiter d’«intellos» ou de «bouffons», car il n’est pas bon de se plier aux attentes et aux normes des adultes. Or, conclut-elle, «si on ne se comporte pas comme les autres, la sanction n’est pas d’être viré du bahut, mais de ne pas avoir d’amis, ce qui peut être pire à cet âge». Et de reprendre une phrase de la philosophe Hannah Arendt5: «Affranchi de l’autorité des adultes, l’enfant n’a donc pas été libéré, mais soumis à une autorité bien plus effrayante et vraiment tyrannique: la tyrannie de la majorité».

Plus que ça: la mode du «jeunisme», mais également le développement de technologies de plus en plus sophistiquées que les adultes ne maîtrisent pas ou mal, entraînent un «cas de figure inédit: la transmission des apprentissages et des usages s’effectue en sens inverse, des enfants vers les parents, ce qu’on appelle la ‘rétrosocialisation’». On assiste alors à un «assouplissement de l’autorité adulte», des sous-enchères de socialisation adulte alors même que, pour les jeunes, «il est bien difficile de parvenir à être soi sans repères forts autour de soi».

Avec la perte de rituels de passage, de rites d’initiation, et même de règles et de lois posés par les adultes, les jeunes développent donc leurs propres codes avec des comportements de prises de risques, que certains sociologues6 qualifient de conduites ordaliques7. Comme il est trop difficile pour les jeunes de parler de leurs émotions, que les interlocuteurs adultes manquent pour le faire, et que l’action prime sur la parole, les jeunes se fixent des épreuves, des défis, des expériences intenses. La quête d’identité, la recherche de soi et de limites les poussent à mettre leur vie en jeu en bravant la mort afin de donner plus de sens et de valeur à leur existence.

Toutes ces prises de risques par des jeunes se construisent bel et bien sur les ambiguïtés et contradictions du monde adulte qui les entoure, car les excès d’alcool, les dangers au volant, les violences verbales et physiques sont pour le moins courantes dans la vraie vie, pas seulement dans des séries télévisées! Nombre d’adultes décrivent les 400 coups qu’ils ont faits au même âge comme des modèles à suivre. Il n’est d’ailleurs pas rare que des jeunes obtiennent des mêmes adultes les moyens nécessaires à leurs conduites à risques.

Comme il est devenu impossible d’avoir une vision globale et d’intervenir partout, mais qu’il lui faut quand même tenter d’endiguer ces problématiques, l’Etat ne s’investit plus directement. Il délègue par contrats de prestation à diverses institutions la mise en place de programmes de prévention pour tenter de répondre aux diverses problématiques spécifiques qui semblent les plus cruciales: violence, addiction, intégration professionnelle, etc.

Mais ces préventions, en tentant d’agir sur des conséquences et non sur les causes, ne déstabilisent pas les normes négatives mises en place par des jeunes qui ont besoin de se distancer du monde adulte. Elles les renforcent même parfois. Les manifestations d’incompréhension et d’intolérance, les actes d’exclusion, les sentiments d’insécurité se font de plus en plus courants de parts et d’autres. Les préventions, souvent trop spécialisées (préventions secondaires ou tertiaires), ajoutent encore des cloisonnements. C’est comme si on poussait un grand nombre de médecins généralistes à se spécialiser. L’effet est de raréfier la prévention primaire et d’accentuer le délitement de la cohésion sociale.

Car la source des problèmes est bel et bien dans cette cohésion sociale qui part en miettes, par perte de socialisation et de valeurs communes. La société se fragmente en une multitude de sous-sociétés qui développent chacune leurs propres codes, leurs normes spécifiques. Les espaces publics sont moins nombreux, moins investis, et plus anonymes. Chacun vit beaucoup plus replié dans son «intimité domestique» ou dans son petit monde en territoire restreint et sécurisé. Les espaces dévolus à la cohésion sociale (et notamment un grand nombre d’actions dans l’esprit de l’animation socioculturelle) perdent leurs moyens et leur crédibilité.

C’est pourquoi des formateurs de la Haute Ecole de Travail social HETS-Genève ont voulu réaffirmer ces valeurs, par une «Déclaration pour l’animation socioculturelle»8 insistant sur «la clairvoyance et le courage d’affirmer que ce qui constitue le noyau dur de l’animation socioculturelle garde toute sa pertinence aujourd’hui».

Car cette perte de crédit est particulièrement frappante pour les Maisons de quartier et Centres de loisirs et de rencontres:
– dont les moyens sont de plus en plus rabotés par l’Etat;

– auxquels les élus fixent toujours plus d’objectifs spécifiques parfois contraires à leurs missions;

– dans lesquels les jeunes peinent à respecter les cadres collectifs, se tournant parfois vers d’autres espaces plus individuels et moins contraignants, ce qui pousse à la sous-enchère des règles de socialisation;

– que de plus en plus d’habitants considèrent comme des prestations à consommer plutôt que des espaces de participation et de mieux-vivre ensemble.
Mais cela fait bien partie d’une évolution très large de notre société dans laquelle l’individu est en premier lieu un consommateur – pour ceux qui en ont les moyens –, secondairement un travailleur – bien que le plein emploi fasse déjà partie d’un lointain passé –, et plus accessoirement un citoyen investi dans son environnement collectif. Les conséquences de la mondialisation et du moins d’Etat social sont bien là. I

* Travailleur social en animation socioculturelle.

1 Revue Sciences Humaines, Grands Dossiers n° 18, mars-mai 2010.

2 Revue Sciences Humaines, Hors Série n° 10 de novembre-décembre 2009 et n° 130 d’août-septembre 2002.

3 «Cultures lycéennes. La tyrannie de la majorité» aux éditions Autrement, Paris, 2005.

4 Citation d’autres sociologues, François Dubet et Danilo Martuccelli, A l’école. Sociologie de l’expérience scolaire, éd. du Seuil, Paris, 1996, p. 74.

5 La crise de la culture de Hannah Arendt, éd. Gallimard, Paris, 1986, p. 233.

6 Voir notamment sur www.jeunesviolencesecoute.fr, et les ouvrages de David Le Breton.

7 L’ordalie est un terme de justice moyenâgeux venant du latin ordalium qui signifie «le jugement de Dieu». Par duels entre ennemis ou par épreuves physiques ritualisées, on se soumettait ainsi à la décision divine. La sanction la plus courante était la mort du perdant.

8 Sur le site de la Plateforme romande de l’animation socioculturelle: www.anim.ch

9 Voir les éditions du Courrier des 3 et 22 novembre 2010.

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