«Nous ne sommes qu’au début du chemin»
Sur une grande part des terres émergées, à la rencontre du monde minéral et végétal, se forment sur plusieurs milliers d’années de minces couches fertiles, véritables épidermes vivants, appelés communément les sols. En plus de leur fonction première, à savoir la production de nourriture pour les hommes et les animaux, les sols remplissent de nombreux services économiques et «écosystémiques»: épuration de l’eau, régulation du régime des cours d’eau et des grands cycles biologiques, maintien des habitats et support de la biodiversité, régulateur du climat, support des constructions, protection des vestiges archéologiques etc. Sans sols, pas de nourriture, pas d’eau potable, des crues qui emporteraient villes et villages sur leur passage, des océans pollués, un climat impropre à la vie.
Il convient donc de préserver nos sols. Ceux-ci sont menacés par diverses dégradations et le bétonnage. Deux particularités rendent la protection ardue: d’une part, chaque mètre carré de sol compte, mais chacun a de bonnes raisons de penser qu’il peut faire exception du mètre carré qu’il s’apprête lui-même à dégrader. Or c’est le cumul de ces erreurs «locales» à l’échelle régionale qui rend la situation critique aujourd’hui. D’autre part, certaines dégradations sont irréversibles, et le bétonnage est de celles là. Chaque mètre carré déclassé en zone à bâtir est irrémédiablement perdu. Freiner ce phénomène ne suffit pas, il faut tôt ou tard le stopper.
L’une des faiblesses évidentes de nos sociétés est qu’elles ne prennent pas en compte dans le prix du sol la valeur des services écologiques rendus par le sol. Si les paiements directs représentent un mécanisme qui prend acte du service rendu par l’agriculteur en entretenant le sol, le sol agricole n’est pas lui-même coté à son exacte valeur. C’est un peu comme si tout en payant l’électricité de nos barrages, on considérait que les barrages et leurs bassins n’ont en revanche aucune valeur. Pourtant la recherche chiffre de mieux en mieux les services rendus par ce sol qui devient alors au moins aussi cher que le mètre carré constructible. Il reste à nos sociétés à faire preuve de conséquence et à matérialiser cette valeur, dans notre propre intérêt et pour la sauvegarde de nos sociétés.
En Suisse, la surface de sols nourriciers par habitant est faible en regard de la situation mondiale. L’agriculture suisse produit le 60% des calories nécessaires à nourrir la population, et elle importe pour cela environ 800 000 tonnes de céréales et de tourteau de soja destinés à nourrir les animaux de rente. En périphérie urbaine, les jardins de proximité connaissent un engouement croissant, leur offre s’opposant à celle des lieux de production intensive éloignés, de réputation sulfureuse, qu’il s’agisse de droits humains ou de santé du consommateur.
Au vu de ce qui précède, il semble évident que l’aménagement du territoire doit être réfléchi en intégrant la notion de protection des sols, et en évaluant toutes les valeurs des sols à leur juste prix. Des pays ou de grandes municipalités se sont déjà engagés dans cette direction. Ce n’est pas encore le cas de Genève hélas. Cette réflexion conduit en outre à des thématiques d’une importance sociétale indéniable comme la qualité de l’espace urbain et rural, les transports et la mobilité, le partage du foncier, l’autonomie alimentaire et le patrimoine agricole et culturel: autant de sujets sur lesquels les débats sont loin d’être clos.
Tout reste à faire en termes de protection des sols. C’est une affaire vitale pour tous mais hélas encore trop indifférente à chacun.
PASCAL BOIVIN ET ANTOINE BESSON,
Agronomie, Sols et substrats, Haute école du paysage, d’ingénierie, et d’architecture (hepia), HES-SO Genève.