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Le Courrier L'essentiel, autrement

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Cybernétisme baroque

A livre ouvert

«Je ne porte pas d’intérêt à mes propres affirmations.»
Marshall McLuhan

«Dès qu’il y a un écran quelque part, vous le regardez.»
Jean Baudrillard

Mass-médiologue star des plateaux de télévision à l’heure où celle-ci déboulait à toute vitesse dans les chaumières (les années 1960-1970), véritable prophète de l’âge des mass-media électroniques, Marshall McLuhan (1911-1980) n’a cessé jusqu’à ce jour de déchaîner les passions. Et il y a de quoi.

Il n’y a qu’à ouvrir un de ses livres pour comprendre pourquoi, comme cet étonnant Fragment d’un village global récemment édité1> Marshall McLuhan, Fragment d’un village global, trad. de l’anglais par N. Esquié, Allia, 2025.. Dans cet entretien paru pour la première fois au mois de mars 1969 dans la revue Playboy, McLuhan commence par faire feu de tout bois. En trois pages, il dit tout, ou presque.

Il dit que s’il fait des recherches, il ignore où elles le conduiront. Il dit qu’il est moins intéressé par la découverte de quoi que ce soit, que par «le processus qui y mène». S’il ne suit guère de repères établis et cherche plutôt à «cartographier un nouveau terrain d’étude», c’est qu’il n’a pas de «point de vue fixe ni d’engagement envers la moindre théorie, que celle-ci soit [sienne] ou celle de quelqu’un d’autre». S’il dit tout et son contraire, c’est que sa démarche se veut souple, apte à saisir au vol une idée, même si c’est pour jeter aux orties le principe de non-contradiction. Et quand il s’agit, comme à son habitude, de tracer à grands traits l’analyse et l’histoire de notre civilisation sur près de 4000 ans, un travail que Jean Baudrillard n’hésitera pas à qualifier de «‘travelling’ mythologique»2> Jean Baudrillard, «Marshall Mac Luhan: Understanding Media» L’Homme et la Société, n°5, p. 227-230., au fond il n’oublie jamais de tout ramener au seul modèle qui lui importe: la réalité américaine de son époque.

Le résultat? De réelles trouvailles sur le rapport entre télévision et démocratie, donnant l’impression qu’elles ont été écrites hier. Des réflexions éclairantes sur l’aspect centrifuge des médias électriques – chez McLuhan «électrique» se confond souvent avec «électronique» – rappelant que ceux-ci «ont toujours des effets psychiquement intégrants et socialement décentralisants», cela affectant «non seulement les institutions politiques au sein de l’Etat existant, mais également les entités nationales elles-mêmes», y compris les Etats-Unis dont il prévoit la décomposition en une série de mini-Etats – ce qui ne manquera de réjouir un libertarien comme Peter Thiel. Mais aussi de très dérangeantes spéculations ou extrapolations teintées d’un «cybernétisme un peu baroque» (Baudrillard toujours) consacrées à un futur de l’humanité pas si lointain3> Chez McLuhan, l’asymétrie assumée entre passé et futur donne un clair avantage à ce dernier. Le passé (même proche) paraît toujours lointain alors que le futur (même lointain) semble toujours proche. Le propre de tout bon futurologue., où la conscience humaine serait amplifiée à une échelle globale «sans la moindre verbalisation», où les ordinateurs pourraient être utilisés «pour contrôler un réseau mondial de thermostats, afin de moduler la vie de manière à optimiser la conscience humaine. (sic)»

McLuhan a l’optimisme chevillé au corps. A aucun moment il n’est question pour lui de s’en départir. Que la démocratie élective soit mise à mal, que les Etats se fragmentent, que les ordinateurs puissent contrôler des populations entières, point lui en chaut. A dire vrai il se garde bien d’approuver ou de désapprouver. Sa tâche consiste simplement à observer et à comprendre. Le reste semble pur anachronisme. Aussi peut-il écrire: «Je ne vois aucune possibilité d’une rébellion luddite à l’échelle mondiale, qui réduirait toutes les machines en miettes, alors autant s’asseoir et observer ce qui se passe et ce qui va nous arriver dans un monde cybernétique.» Ajoutant, dans la foulée: «Le ressentiment à l’égard d’une nouvelle technologie n’en interrompra pas le progrès.»

C’est ce côté baroque qui rend paradoxalement ce livre des plus stimulants à lire. En une centaine de pages, mais surtout en une formule («The medium is the message»), l’idéologie technophile y montre toute sa roublardise. Au moment de le refermer, il s’agit de ne pas l’oublier.

Notes[+]

Alexandre Chollier est écrivain, géographe et enseignant.

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