Qu’il s’agisse de l’initiative «pour la responsabilité environnementale», de la construction de nouvelles centrales nucléaires ou de la libéralisation du marché de l’électricité, l’heure est aux questions énergétiques. Rares sont les sujets qui compriment aussi clairement la temporalité: c’est en brûlant, en quelques décennies, des ressources fossilisées depuis 500 millions d’année que les sociétés industrielles rendent difficile, voire impossible dans certaines régions, la continuité de l’existence humaine. Diagnostiqué depuis une cinquantaine d’années (notamment avec le rapport du Club de Rome de 1972), le problème est aujourd’hui pressant. Force est de constater que ni les populations, ni les autorités, ni les acteurs économiques ne réagissent à la mesure de l’urgence. Une apathie due, selon Nicolas Chachereau et Cédric Humair, «aux discours politiques et médiatiques rassurants, voire anesthésiants» (Nicolas Chachereau, Cédric Humair, L’énergie en Suisse. De 1800 à nos jours, Savoir Suisse, Lausanne, 2024.)
Leur livre, écrit à quatre mains, ne cherche pas à provoquer la panique, mais à analyser comment la Suisse en est arrivée à consommer une quantité toujours croissante d’énergie, sous toutes ses formes.
L’énergie en Suisse. De 1800 à nos jours propose, en à peine 140 petites pages, une synthèse très instructive. Il s’agit pour les deux historiens de mettre en évidence les grandes forces qui, depuis le début de l’industrialisation, orientent et sous-tendent la consommation d’énergie en Suisse, ses sources, ses formes et les quantités utilisées. Bien que les auteurs organisent leur propos par type d’énergie (musculaire, hydraulique, charbon, hydroélectricité, pétrole et gaz naturel, nucléaire et «renouvelables»), ils évitent habilement l’écueil de la «transition» de l’une à l’autre, pourtant omniprésente dans les débats contemporains et dans la littérature historique.
On assiste plus à des phénomènes d’addition que de substitution. L’introduction des centrales nucléaires ne réduit pas la consommation de pétrole, et le bois de chauffe joue un rôle plus important aujourd’hui qu’au début du XXe siècle. Cédric Humair et Nicolas Chachereau soulignent que deux types d’acteurs ont été particulièrement dominants dans cette dynamique: d’une part, les producteurs d’énergie (y compris les banques ou l’industrie électrotechnique) ont l’objectif d’augmenter la quantité d’énergie consommée en Suisse. D’autre part, les grands consommateurs d’énergie (l’industrie d’exportation, par exemple) désirent un accès facilité à l’énergie, au plus bas coût possible. Bien qu’opposés sur la question du prix, ces deux groupes travaillent donc à l’augmentation de la consommation énergétique, reléguant au second plan les dimensions sanitaires ou environnementales. Les populations, selon les deux historiens, exercent une influence bien moindre sur la trajectoire, en particulier au regard du retrait dont les pouvoirs publics font preuve en matière de politique énergétique.
Cédric Humair et Nicolas Chachereau signent un petit ouvrage qui mérite d’être mis entre toutes les mains. L’écriture est claire et suscite la réflexion. Le format court conduit les auteurs à sacrifier, malheureusement, le pendant de la production: la consommation. Que fait-on de cette abondance d’énergie, et dans quel but? L’appel à la sobriété qui conclut le livre aurait peut-être eu plus de force si les immenses gâchis de la surconsommation ou de l’obsolescence programmée avaient été discutés. Transition vers le renouvelable ou non, tant que l’énergie est employée à l’extraction de matière, les grands problèmes causés par la pression incroyable que l’activité humaine opère sur des ressources naturelles finies perdureront.