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Et le houblon scella le mariage de la bière et du capitalisme

A livre ouvert

Difficile d’imaginer notre monde sans: la bière est un des produits phares de la modernité. Homogénéisée, standardisée, la Lager est brassée partout, ou presque, et est vendue aux couleurs régionales ou nationales. Peu importe que les consommateurs soient incapables de distinguer entre les marques à l’aveugle, celles-ci structurent fortement les comportements. Brassée avec du blé et du houblon produits à des milliers de kilomètres, la bière possède toujours un enracinement local. Commander une Lager japonaise au restaurant (avec un surcoût considérable) éveille l’imaginaire, sinon les papilles.

Jeffrey M. Pilcher publie avec Hopped Up 1>Jeffrey M. Pilcher, Hopped Up. How Travel, Trade, and Taste Made Beer a Global Commodity, Oxford University Press, New York, 2025. une des premières histoires globales de la bière. Retraçant les origines variées de la production et de la consommation de bière dans le monde – les indices les plus anciens remontent à 13 000 ans –, le livre montre que celle-ci accompagne la sédentarisation et les débuts de l’agriculture. Commence-t-on à cultiver du blé pour faire du pain, comme la majorité des paléontologues pensent, ou pour faire de la bière? Définie sommairement comme la fermentation de grains (blé, mais aussi riz ou maïs), la bière paraît bien indissociable de l’histoire humaine. Lubrifiant social, essentiel à nombre de célébrations (dont l’ébriété collective pourrait être l’objet principal), mais aussi outil de distinction (on ne boit pas la même chose où que l’on se trouve dans la hiérarchie sociale) et de contrôle social (les autorités régulent les quantités consommées, les moments, et l’utilisent parfois comme salaire). Le brassage, une opération complexe, souvent à flux tendus, est associé aux tâches ménagères, à la cuisine. Loin de l’image très masculine contemporaine, la bière est d’abord une affaire de femmes.

L’introduction du houblon, par les brasseurs des cités commerçantes du nord de l’Allemagne (les fameuses cités hanséatiques, notamment de Brême et de Hambourg) durant le XIIIe siècle fait de la bière un bien marchand. Elle se conserve mieux, et peut donc être commercialisée et produite en grandes quantités. Bientôt, de grandes brasseries sont établies et le processus d’homogénéisation débute. Les guildes de brasseurs qui se forment masculinisent la profession: la Reinheitsgebot allemande du XVIe siècle, sans doute la première loi de pureté alimentaire fixant les ingrédients autorisés, a surtout pour but d’exclure les femmes de cette industrie bourgeonnante. Il leur est interdit de brasser, du moins ouvertement puisque beaucoup sont employées en arrière-plan. Le processus nécessite de grandes quantités de capital, et une production d’échelle à partir de méthodes traditionnelles. La bière en devient, dès lors, un produit autant qu’un élément constitutif du capitalisme industriel. Dès le XIXe siècle, la Lager s’est imposée comme référence, loin devant les bières brunes. Elle devient aussi un outil d’empire, sa consommation permettant aux élites coloniales (colons comme indigènes) d’affirmer leur statut.

Hopped Up explore de nombreux thèmes d’une histoire riche et variée. Le livre est-il une bonne contribution à l’histoire des sciences, des techniques, de l’alimentation, ou du capitalisme? Pas vraiment. On regrettera le manque de précision, notamment sur le plan matériel. Parmi les manquements les plus problématiques, l’absence de discussion sur l’alcool comme moyen de domination des classes populaires. L’expression «du pain et des jeux» est sans doute incomplète sans sa mention. L’association entre bière et football, mise en évidence lors de la coupe du monde au Qatar en 2022, saute aux yeux. Pour autant, Hopped Up est une lecture intéressante, parfois trop descriptive et un peu complaisante, qui permet d’aborder sérieusement un sujet a priori futile ou léger.

Séveric Yersin est historien.

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