Activism, activists, advocacy, advocate, advocates, barrier, barriers, biased, biased toward…
Voici les premiers mots d’une liste qui hier en comptait cent, aujourd’hui cent-vingt et demain on ne sait combien. Mots à bannir des projets de recherche aux Etats-Unis sous peine de perdre l’accès aux financements de l’Etat. Tout le monde ou presque en parle. S’il nous faut la voir pour y croire, il nous faut plus encore la lire, un mot après l’autre, pour percevoir ce dont elle est vraiment le signe.
Tel est l’avis d’Olivier Ertzscheid. Sur le site de la revue AOC, ce chercheur en science de l’information et de la communication à l’Université de Nantes a signé il y a peu un texte crucial sur le sujet: «Blacklisté – sur le rapport fasciste de Trump au langage». 1>https://aoc.media/opinion/2025/02/19/blackliste-sur-le-rapport-fasciste-de-trump-au-langage/.
La lecture de cette pièce ne laisse guère de place au doute. Aujourd’hui lorsque des mots sont attaqués – et en même temps qu’eux les réalités qu’ils désignent –, c’est potentiellement toute l’humanité qui s’en trouve affectée. La menace qui pèse sur nous toutes et tous ne s’arrête d’ailleurs pas à la seule interdiction de certains mots. Il faut y ajouter la suppression massive de données dans un «‘immense autodafé numérique’, où ce ne sont plus des livres qu’on brûle, mais des sites Web, des pages Internet, des index, des bases de données».
Sans compter que le Web n’a pas attendu cette double attaque pour se métamorphoser. Sous l’effet de bots dopés aux algorithmes – et plus encore depuis l’arrivée des agents conversationnels –, le Web contient de plus en plus de textes, d’images et de vidéos générés artificiellement. Le Web a ainsi changé de nature sans qu’on ne s’en rende compte et il serait judicieux de le nommer pour ce qu’il est devenu: un Web synthétique.
Olivier Ertzscheid vient d’y consacrer un ouvrage 2>Olivier Ertzscheid, Les IA à l’assaut du cyberespace: Vers un Web synthétique, C&F Editions, 2024. saisissant dont les premières pages peuvent nous servir de vade-mecum à l’heure de naviguer sur le Web, plus encore si nous les lisons à la lumière de ce qui s’y joue depuis le 20 janvier.
Le Web est un Web synthétique pour plusieurs raisons. D’abord parce que d’ici peu nous serons en passe d’interagir «au moins autant avec des programmes informatiques qu’avec des individus». Parce qu’ensuite «l’essentiel de ce qui y est discuté comme de ce qui y est vu, est produit par la synthèse d’algorithmes artificiels et ‘d’agents’ […] tout autant artificiels». Parce que si nous jouissons de contenus modérés, c’est grâce à des travailleurs et travailleuses du clic œuvrant dans des conditions misérables à l’autre bout de la planète. Parce qu’enfin l’artificialisation du Web en cours a tendance à s’autorenforcer ad libitum pour d’évidentes raisons: ce processus offre aux patrons de la Big Tech une réelle opportunité de nous «indiquer quoi faire, que dire et où regarder».
Sur un Web de cette sorte, soumis à la logique du capitalisme linguistique, complété en continu par des algorithmes digérant les données existantes, l’impact du «grand remplacement documentaire et linguistique» en cours aux Etats-Unis est autrement plus dangereux qu’on pourrait le croire, surtout si l’on se rappelle que les nouveaux contenus générés sont «totalement inféodés aux règles de la génération déterminées par les entreprises qui les déploient». Des entreprises qui se sont, faut-il encore le rappeler, docilement ralliées à l’idéologie défendue par le locataire actuel de la Maison-Blanche, dans un mélange ingénieux «d’obéissance anticipée»3>«L’appel de Fred Turner: “La France doit résister au techno-fascisme de la Silicon Valley”», La Tribune, 11 février 2025. et de visée programmatique.
Ne nous voilons pas la face. Nous approchons d’un «point de bascule» aux implications sidérantes, rendu possible par la technologie numérique et plus particulièrement par l’«intelligence artificielle» ou, mieux dit, les modèles de langage de grande taille (LLM), que nous n’avons de toute évidence jamais eus sous notre contrôle. S’il est dans ce domaine un premier défi à relever, c’est avant tout de «savoir au service de qui [sont] mis [l]es grands modèles de langage». C’est ensuite de se rappeler, avec Olivier Ertzscheid, qu’ils «ne seront jamais au service d’autres que celles et ceux qui en connaissent, en contrôlent et en définissent les systèmes de valeurs».
Notes