Chroniques

Un couple fête sa séparation…

Les écrans au prisme du genre

Jonás Trueba, réalisateur espagnol entre autres de Eva en août (2020) et Venez voir (2022) semble un digne héritier de la Nouvelle Vague, en ce qu’il filme son propre milieu (le cinéma) et les gens de son âge (ses deux acteurs, déjà présents dans ses films précédents, sont de sa génération et ont collaboré au scénario), avec des histoires de couple «intimistes».

Septembre sans attendre 1>Septembre sans attendre, Jonás Trueba, coscénaristes: Itsaso Arana et Vito Sanz, avec Itsaso Arana et Vito Sanz, 2024. raconte la décision d’un couple, Ale et Alex, d’organiser une fête pour «célébrer sa séparation», selon l’adage du père de la protagoniste, qui pense qu’il faudrait plutôt fêter les ruptures que les unions. On ne saura rien des raisons qui les ont amené·es à se séparer. Le film chronique les réactions de leurs proches et de leurs ami·es à l’annonce de ces deux événements apparemment contradictoires – la séparation et la fête. Parallèlement, le film relate aussi le processus concret de leur séparation (dans la douceur) qui les amène progressivement à se retrouver…

A ce fil narratif s’ajoute un «second degré» puisqu’on comprend assez vite que le film qu’Ale, réalisatrice, est en train de monter, centré sur Alex son acteur, est le même que celui que nous sommes en train de regarder… Dispositif absurde censé ajouter une touche d’humour et de distance.

Comme nous sommes dans le milieu du cinéma d’auteur, Ale a un père intellectuel qui, quand elle lui apprend qu’elle va se séparer de son compagnon, lui fait lire Stanley Cavell, en particulier La Comédie du remariage (1981), le livre le plus connu du philosophe américain pour qui «le cinéma nous rend meilleurs».

L’auteur analyse certaines histoires de couples hollywoodiens des années 1930 et 1940 comme des comédies, où les deux protagonistes se séparent puis se retrouvent sur des bases plus égalitaires, en évacuant la dimension misogyne de la plupart de ces films, de New York-Miami (Capra, 1934) à The Philadelphia Story (Cukor, 1940). Si Septembre sans attendre se veut aussi une comédie du remariage, elle est tout aussi aveugle à la question de la domination masculine.

Ce qui caractérise surtout le film, c’est un rapport distancié au monde que Pierre Bourdieu associait à l’élite cultivée, celle qui, parce qu’elle n’est pas soumise à des contraintes économiques, peut regarder ce qui lui arrive avec détachement. En effet non seulement on ne saura jamais pourquoi ce couple se sépare, mais il continue à vivre sans heurt sous le même toit, dans le même lit, et passe son temps à expliquer aux autres que tout va bien, contrairement aux gens ordinaires pour qui une séparation se vit dans la douleur et les reproches réciproques, quand ce n’est pas dans la violence.

On remarquera aussi que le réalisateur inverse la situation réelle de son tournage, puisqu’il fait de son actrice principale la réalisatrice du film où tourne son compagnon, façon commode d’évacuer la question de la domination masculine. De cela, bien entendu, il ne sera jamais question. Le monde dans lequel vivent ces artistes, qui n’ont visiblement pas de problème de fins de mois, n’est pas concerné par les dominations ni par les discriminations, qu’elles soient de genre, de classe ou de race…

On dirait que les auteur·ices du film se sont évertué·es à vider de tout enjeu social les péripéties de leur histoire jusqu’à provoquer l’ennui, pour se distinguer du vulgum pecus pour qui les séparations sont un drame à la fois psychologique et matériel.

 

Notes[+]

Les critiques de Geneviève Sellier, historienne du cinéma, sont disponibles sur le site www.genre-ecran.net

 

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mercredi 27 novembre 2019

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