Chroniques

«Empire of Light», la solidarité des dominé·es

Les écrans au prisme du genre

Sam Mendes, fils d’un Trinidadien d’origine portugaise et d’une Britannique, a été élevé et formé au théâtre en Grande-Bretagne avant de faire une brillante carrière de cinéaste à Hollywood, y compris avec des blockbusters (deux films de la saga James Bond). Né en 1965, il revient avec Empire of Light (2023) aux années 1980 en Grande-Bretagne, au début de l’ère Thatcher, mais on est très loin d’une évocation nostalgique et narcissique…

Il s’agit d’un film politique qui se focalise sur Hilary (Olivia Colman), un personnage féminin doublement dominé, en tant que femme d’âge mûr célibataire et dépressive, et en tant qu’employée dans un cinéma d’une petite ville côtière, l’Empire, qui a perdu le lustre de ses années de gloire. Olivia Colman est tout aussi convaincante dans ce rôle qu’elle l’était dans son incarnation d’Elisabeth II dans la saison 3 de la série The Crown.

Hilary est caissière et subit le harcèlement sexuel du gérant (Colin Firth), tout en soignant ses tendances dépressives avec du lithium. Un jour est embauché Stephen, un jeune Noir (Micheal Ward); il apprendra à Hilary que ses parents sont venus de Trinidad pour répondre aux besoins de main-d’œuvre de la Grande-Bretagne; son père a disparu mais sa mère est toujours infirmière dans l’hôpital de la ville. C’est Hilary qui est chargée de le «coacher», et la visite des lieux va se prolonger dans les étages supérieurs désaffectés du cinéma (deux autres salles et un bar-dancing panoramique), désormais le royaume des pigeons.

Leurs liens se renforcent, favorisés par les discriminations qu’ils subissent, elle du fait de son âge, lui de sa couleur de peau. On lui a refusé une bourse pour étudier l’architecture et elle l’encourage à tenter sa chance à nouveau. De son côté, elle trouve le courage de refuser les exigences sexuelles de son patron qui exerce immédiatement des représailles en prolongeant sa journée de travail. Ayant compris ce qu’elle subit, Stephen lui propose une échappée dans le bar panoramique où ils font l’amour. Commence alors une relation clandestine mais qui est vite éventée. Craignant de nuire à Stephen (son emploi est plus précaire que le sien), elle décide d’y mettre un terme et se retrouve dans une solitude qui la fragilise.

Hilary «pète les plombs» et sera internée de force. La suite entrelace les difficultés personnelles des deux protagonistes dans ce contexte hostile et l’histoire sociopolitique telle qu’elle fait irruption dans cette petite ville côtière, sous la forme d’une manifestation de motards skinheads au cours de laquelle Stephen se fait littéralement lyncher. Pour ces deux exclus, il ne peut pas y avoir de happy end, mais une reconnaissance mutuelle de l’importance de leur relation, façon pour Sam Mendes d’affirmer la force des sentiments dans un monde social destructeur.

Le film se termine par un hommage au pouvoir d’évasion du cinéma, à travers le désir qu’exprime Hilary de voir un film dans la salle de cinéma où elle s’était jusque-là interdit d’entrer. Le vieux projectionniste, lui aussi un laissé-pour-compte de la société néolibérale que Thatcher est en train d’imposer, projette pour elle seule Bienvenue Mister Chance (Being There) de Al Hashby (1979), film qu’on peut interpréter (entre autres) comme un hommage aux sans-grades. Le charme du film vient aussi du décor architectural de ce cinéma typique des années 1920. Sam Mendes renoue dans ce dernier film avec la veine féministe qui caractérisait Les Noces rebelles (Revolutionary Road) sur l’impasse du mariage pour les femmes de la classe moyenne blanche dans les Etats-Unis des années 1960. Kate Winslet y interprétait remarquablement une mère de famille dépressive réduite à s’avorter toute seule, au péril de sa vie…

Geneviève Sellier est historienne du cinéma.

www.genre-ecran.net

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mercredi 27 novembre 2019

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