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Seule la personne condamnée peut être détenue

Chronique des droits humains

Le 15 octobre dernier, la Cour européenne des droits (CEDH) de l’homme a dit à l’unanimité que la Grèce avait violé l’article 5 de la Convention qui garantit le droit à la liberté et à la sûreté pour avoir fait subir une détention de près de six mois à un requérant en exécution d’une peine prononcée contre une autre personne avec laquelle il avait été confondu au moment de son arrestation1Arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme du 15 octobre 2024 dans la cause Yannick Nsingi c. Grèce (3e section)..

Le requérant, ressortissant congolais né en 1987, réside à Thessalonique. Le 6 juin 2018, il fut arrêté par la police à Athènes et, après que son identité eut été vérifiée, il fut enregistré par le commissariat sous le nom d’une personne qui avait été condamnée par la Cour criminelle d’appel de Thessalonique à huit ans de prison pour possession de stupéfiants. Le 14 juin 2018, il fut conduit devant le procureur près la Cour d’appel de Thessalonique qui ordonna son incarcération en exécution de l’arrêt de la Cour criminelle. Le 20 juin 2018, le requérant réclama sa libération, invoquant qu’il n’était pas la personne condamnée, mentionnant son vrai nom et précisant qu’il n’était en Grèce que depuis six mois.

Le 20 juillet 2018, le Tribunal correctionnel de Thessalonique ordonna un rapport relatif aux empreintes digitales du requérant. Dressé le 2 août 2018, ce rapport mentionnait qu’il existait, dans le fichier des personnes recherchées, un autre individu, dont les empreintes avaient été recueillies le 29 septembre 2011, qui avait les mêmes nom, prénom et date de naissance et dont le père et la mère avaient également les mêmes noms. Il aboutissait à la conclusion qu’il s’agissait de deux individus différents. Cependant, le 3 septembre 2018, le tribunal rejeta la demande du requérant sans donner de motifs à sa décision. Le 8 novembre 2018, le requérant réitéra sa demande de libération; le tribunal ordonna un nouveau rapport dont les conclusions furent qu’il s’agissait de deux individus différents.

Par jugement du 19 novembre 2018, le tribunal ordonna la libération du requérant, constatant qu’il ne s’agissait pas de la personne condamnée, même si, au moment de son arrestation, il était porteur de documents d’identité de cette dernière. Le 28 novembre 2018, le requérant formula une demande d’indemnisation pour avoir été injustement détenu pendant 168 jours en raison d’une erreur dans l’enregistrement par les organes de police de ses informations personnelles. Cette demande fut rejetée en raison du fait que ce cas n’était pas prévu par la loi de procédure applicable.

La CEDH rappelle que toute privation de liberté doit relever de l’une des exceptions énumérées aux alinéas a) à f) de l’article 5 § 1 de la convention, mais encore être régulière, soit avoir suivi l’observation des voies légales. Dans l’appréciation du respect de cette disposition, il faut distinguer les titres de placement en détention manifestement invalides – par exemple ceux émis par un tribunal en dehors de sa compétence ou dans les cas où la partie intéressée n’a pas été dûment avertie de la date de l’audience – et les titres de placement qui sont prima facie valides et efficaces tant qu’ils n’ont pas été annulés par une juridiction supérieure. Cependant, l’absence totale de motivation d’une décision judiciaire prolongeant la détention est incompatible avec le respect des garanties à la liberté et à la sûreté. Dans le cas présent, la Cour a donc considéré que l’absence totale de motivation du premier jugement refusant la libération du requérant constituait une atteinte manifeste au principe de protection contre l’arbitraire garanti par l’article 5 § 1 de la Convention. Au surplus, le rejet de la demande d’indemnisation violait le § 5 de l’article 5, dès lors que toute privation de liberté contraire à l’article 5 doit donner lieu à réparation.

Cet arrêt est suivi d’une intéressante opinion séparée du juge suisse qui observe que la violation de l’article 5 § 1 résulte non seulement de l’absence de motivation du premier jugement sur la demande de libération du requérant, mais du fait que ce dernier n’avait pas été détenu régulièrement après condamnation au sens de la lettre a) de cette disposition. Il relève que pour que la détention puisse être considérée comme régulière, il doit y avoir un lien de causalité entre la condamnation et la privation de liberté en cause. Or, tel n’était pas le cas en l’espèce puisque c’était une autre personne qui avait été condamnée, et non le requérant. Pour qu’une détention après condamnation soit licite, la condamnation doit concerner la personne détenue à la suite de celle-ci.

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* Titulaire du brevet d’avocat, membre du comité de l’Association des juristes progressistes.

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