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Décrypter la pédagogie publique

L’ACTUALITÉ AU PRISME DE LA PHILOSOPHIE

L’étude de la pédagogie publique est un champ de recherche qui s’est développé dans le monde anglo-saxon, mais qui reste à peu près totalement inconnu dans l’aire francophone.

Qu’est-ce que la pédagogie publique? Au sens large, la pédagogie publique désigne l’ensemble des pratiques éducatives qui se déroulent hors l’école. Cela inclut entre autres les pratiques qui visent à produire de l’hégémonie culturelle et les pratiques contre-hégémoniques. La notion d’«hégémonie culturelle» provient du philosophe Gramsci. Ce dernier écrit: «Tout rapport d’‘hégémonie’ est nécessairement un rapport éducatif.» Il nous semble qu’à partir de là, l’on peut distinguer trois grands types de pédagogie publique.

La pédagogie hégémonique. La pédagogie hégémonique est développée dans les médias dits traditionnels: la presse, la radio ou encore la télévision. Elle a fait l’objet d’une analyse par ce que l’on appelle le courant de «la critique des médias» auquel on associe souvent par exemple l’œuvre de Noam Chomsky et Edward Herman, La fabrication du consentement (1988), ou encore l’ouvrage de Pierre Bourdieu, Sur la télévision (1996).

Ce qui est souvent critiqué au sujet de la pédagogie hégémonique, ce sont les conditions matérielles de sa production, en particulier la concentration des médias entre les mains de quelques milliardaires, ou de l’Etat qui aurait contribué à fabriquer un consensus néolibéral.

Néanmoins, deux autres pédagogies ont tenté de contester ce discours hégémonique en s’appuyant entre autres sur l’essor des médias alternatifs, en particulier sur internet. Il faut prendre en compte que ces pédagogies à prétention contre-hégémonique reposent sur des mouvements transnationaux présents en Europe, Amérique du Nord et du Sud entre autres.

La pédagogie mythifiante. Cette forme de pédagogie a été développée par l’extrême droite dans la lignée d’Alain de Benoist qui propose de produire un «gramscisme de droite», qu’il appelle «métapolitique». Chez certains membres de l’extrême droite, cette thèse s’appuie sur la théorie complotiste du «marxisme culturel».

Cela consiste à considérer qu’aussi bien dans les médias traditionnels que dans les universités, et plus généralement la production culturelle, c’est un discours de gauche, une forme de marxisme renouvelé, qui triomphe. Cette thèse est par exemple défendue au Brésil par l’ex-président Jair Bolsonaro ou en Argentine par le président, Javier Milei. De ce fait, l’extrême droite prétend effectuer ce qu’elle appelle de la «réinformation».

Cette pédagogie mythifiante entretient une forte défiance vis-à-vis de la recherche universitaire en sciences sociales, qui lui apparaît comme un simple discours idéologique. De ce fait, elle est conduite à produire des pseudo-théories alternatives qui ne s’appuient pas sur des recherches scientifiques empiriques et qui sont en réalité des théories complotistes.

L’un des exemples les plus tristement célèbres de ces théories est celle du mythe du «grand remplacement», dont l’auteur originaire est l’essayiste Renaud Camus. Ce mythe a été entre autres mobilisé par l’auteur de l’attentat de Christchurch, en Nouvelle-Zélande, contre deux mosquées, qui a fait 51 morts et 49 blessés en mars 2019.

La pédagogie mythifiante se caractérise par le fait qu’elle développe un projet social discriminatoire. Selon les obsessions de ses différents groupes, les cibles en sont les juifs, les musulmans, les femmes, les personnes LGBT… L’une des particularités de cette pédagogie est de faire passer les groupes socialement privilégiés pour des victimes. On voit par exemple fleurir sur internet une «manosphère» (sphère masculiniste) d’hommes qui se considèrent opprimés par les femmes et les féministes en particulier.

On peut constater que les notions de la pédagogie mythifiante tendent à pénétrer de plus en plus les sphères de la pédagogie hégémonique. En rappelant par exemple l’utilisation du terme «immigrationnisme», issu de la novlangue d’extrême droite, par le président français, Emmanuel Macron.

La pédagogie critique publique. La pédagogie critique publique est appelée «wokisme» par ses détracteurs. Cette étiquette renvoie à ce que le sociologue Albert Ogien appelle les «mouvements d’émancipation». Il s’agit de mouvements sociaux dont l’objectif est de lutter contre l’oppression sociale de groupes socialement minorisés.

La pédagogie critique publique tend à s’appuyer sur les concepts et les recherches empiriques menées en sciences sociales portant sur les discriminations et les inégalités sociales. Or l’on assiste depuis quelques années à des déclarations – y compris de personnalités politiques de l’arc républicain – visant à dénoncer les sciences sociales. C’est par exemple le cas, en France, de l’ex-premier ministre Manuel Valls parlant de «culture de l’excuse».

Or ces déclarations provenant des sphères officielles sont dangereuses dans le sens où elles conduisent à créer un flou sur la distinction entre des théories scientifiques, s’appuyant sur des enquêtes empiriques, et des pseudo-théories relevant d’une pédagogie mythifiante.

* Sociologue et philosophe, cofondatrice de l’IRESMO, Paris. Parution récente: Le féminisme libertaire, éd. Le Cavalier Bleu, 2024.

Opinions Chroniques Irène Pereira

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