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Tout jugement doit être motivé

Chronique des droits humains

Le mardi 16 juillet dernier, la Cour européenne des droits de l’homme a dit à l’unanimité que l’Albanie avait violé l’article 6 § 1 de la Convention, qui garantit à toute personne le droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable par un tribunal indépendant et impartial, établi par la loi, qui décidera de ses droits et obligations en matière civile, en raison de la pratique de la Cour constitutionnelle de ce pays qui en énonçant son verdict ne mentionnait que le résultat du vote des juges sans indiquer les motifs qui avaient conduit les uns et les autres à se prononcer pour l’admission ou le rejet du recours porté devant elle1>Arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme du 16 juillet 2024 dans la cause Astrit Meli et Swinkels Family Brewers N.V. c. Albanie (3e section).

Dans la première affaire, le requérant avait ouvert action en 2008 afin d’obtenir un titre de propriété sur un terrain qui avait déjà été restitué à des tiers dans le cadre d’une procédure de restitution. L’action a été rejetée en première instance en 2010, puis en appel en 2012. Le pourvoi en cassation fut rejeté le 13 juin 2017. Le 13 octobre 2017, le requérant forma alors une plainte constitutionnelle. Le 9 mars 2021, une formation de six juges de la Cour constitutionnelle rejeta par trois voix contre trois le grief de violation d’égalité des armes et par 4 voix contre 2 celui de défaut de jugement motivé. La motivation de la décision de la Cour ne consistait qu’en une brève description des principes juridiques pertinents et des résultats des votes et son issue. Une ventilation du vote individuel de chacun des juges était fournie dans une note de bas de page.

Dans la deuxième affaire, la requérante se vit contester par une société albanaise le droit sur la marque B-52 enregistrée au Benelux et qui avait été étendue à l’Albanie par l’Organisation mondiale de la propriété intellectuelle en 2009. La requérante perdit en première instance en 2012, puis en appel en 2013 et enfin devant la Cour suprême en 2016. Le 5 février 2018, la requérante déposa une plainte constitutionnelle, se plaignant de l’absence de motivation des décisions des juridictions inférieures. Le 11 mars 2021, la Cour constitutionnelle rejeta la plainte par 5 voix contre 2, les motifs de la décision se bornant à indiquant que la majorité de cinq juges requise par la loi n’avait pas été atteinte. Une note de bas de page indique la répartition des voix de chacun des juges.

La Cour rappelle sa jurisprudence constante selon laquelle les décisions judiciaires doivent indiquer de manière suffisante les motifs sur lesquels elles se fondent, même si l’étendue de ce devoir peut varier selon la nature de la décision et doit s’analyser à la lumière des circonstances de chaque espèce. Cette obligation, rattachée à un principe lié à la bonne administration de la justice, n’exige pas forcément une réponse détaillée à chaque argument avancé par le requérant, mais elle présuppose que la partie à une procédure judiciaire puisse s’attendre à une réponse spécifique et explicite aux moyens décisifs pour l’issue de la procédure en cause2>Arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme du 11 juillet 2017 dans la cause Francelina Moreira Ferreira c. Portugal (2) (Grande Chambre). Elle ajoute que pour que les exigences d’un procès équitable soient satisfaites, les parties, voire le public, doivent être en mesure de comprendre le jugement qui a été rendu; il s’agit là d’une garantie vitale contre l’arbitraire, étant rappelé que la prééminence du droit et la prévention contre l’arbitraire sont des principes qui sous-tendent la Convention. Enfin, dans la sphère judiciaire, ces principes, y compris la bonne motivation des arrêts, servent à renforcer la confiance du public dans un système judiciaire objectif et transparent, qui est l’un des fondements d’une société démocratique.

Dans les deux affaires en question, les décisions de la Cour constitutionnelle albanaise se sont limitées à constater les résultats des votes des juges et leur issue, y compris une indication dans une note en bas de page quant à la manière dont les juges individuels avaient voté. Les requérants savaient donc que leur recours avait été rejeté, mais ils n’en connaissaient pas les raisons de fond et les motifs qui avaient conduit la Cour constitutionnelle à ce résultat.
En Suisse aussi, le droit d’obtenir des autorités judiciaires une décision motivée est un droit de rang constitutionnel, déduit du droit d’être entendu garanti par l’article 29 alinéa 2 de la Constitution fédérale.

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