Chroniques

Hommage à Anouk Aimée

Les écrans au prisme du genre

Anouk Aimée, qui vient de nous quitter à 92 ans, a incarné dès le milieu des années 1950 une forme d’émancipation féminine dont la modernité est sans doute plus authentique que celle qui triomphera avec BB. Elle a le rôle central dans un film injustement oublié, Les Mauvaises Rencontres (1955) adapté du roman de Cécil Saint-Laurent, Une sacrée salade (1954), et réalisé par Alexandre Astruc, précurseur et théoricien de la Nouvelle Vague. Le film témoigne d’un regard sur l’avortement très audacieux pour l’époque, en racontant, comme l’indique le carton du pré-générique, «les mésaventures d’une jeune fille d’aujourd’hui, impliquée dans une affaire d’avortement et interrogée au Quai des Orfèvres; elle va revoir comme dans un souvenir les images de sa vie. Elle évoque les uns après les autres les différents hommes qu’elle a connus et qui ont été pour elle autant de mauvaises rencontres.»

L’avortement, pourtant le sujet du film, n’est mentionné que par allusion (il sera interdit en France jusqu’à la loi Veil de 1975). C’est l’enquête policière qui structure le récit, à travers le harcèlement d’un policier (Yves Robert) qui cherche à faire avouer à Catherine Racan (Anouk Aimée), journaliste dans un magazine féminin, qu’elle a eu recours aux services du docteur Danielli (Claude Dauphin), pour inculper celui-ci de manœuvres abortives. Elle résiste toute la nuit au policier qui fouille sa vie privée et l’interroge sur ses amants successifs dans le but de la faire craquer (ce qui donne lieu à une succession de retours en arrière). Elle signe sa déposition au petit matin, avant d’apprendre que le médecin s’est suicidé. Les journalistes l’attendent à la sortie du commissariat, puisqu’elle est désormais au cœur du scandale. La vie amoureuse de la jeune femme défile comme autant de «mauvaises rencontres» avec des hommes cyniques (le patron de presse Blaise Walter/Jean-Claude Pascal) ou faibles (le naïf provincial Pierre/Gianni Esposito ou le photographe raté Alain/Philippe Lemaire). C’est donc la lâcheté des hommes qui est mise en avant, face à cette jeune femme intelligente et belle qui provoque peur et jalousie. L’avortement est montré comme le symbole de la vulnérabilité des femmes quand elles veulent «vivre comme un homme».

Le film n’a eu qu’un succès moyen (1,2 million d’entrées) et n’arrive qu’en 8e place pour le nombre de commentaires en 1956 dans le courrier des lecteurs de Cinémonde, l’hebdomadaire spécialisé le plus lu à l’époque, mais son sujet (l’avortement) en fait un objet intéressant compte tenu du lectorat féminin et jeune de Cinémonde. Les Mauvaises Rencontres donne lieu à 11 commentaires en 1956, dont 10 émanent de correspondantes. Une seule, Marianne(1), utilise le mot «avortement» (qui n’est employé dans le film que dans le carton du pré-générique). Cette correspondante développe un plaidoyer en faveur du personnage féminin, ce qui est remarquable quand on sait que l’avortement à l’époque est un crime: «Catherine coupable? Non pas. Elle est seulement interrogée comme témoin. Le docteur s’étant suicidé, la police convoque et interroge les personnes qui ont approché ce médecin peu recommandable. Si l’interrogatoire est long (le temps que dure le film), c’est parce qu’elle a un avortement à cacher et que la police aimerait connaître ce qu’elle s’obstine à taire…» Autrement dit, cette courriériste exempte le personnage de toute faute, alors qu’elle a pratiqué un avortement.

L’empathie avec l’héroïne caractérise beaucoup des commentaires sur le film, mais sans que soit mentionné le sujet tabou de l’avortement (peut-être la responsable de la rubrique a-t-elle censuré ou reformulé certaines lettres). Olive y voit «un film près des jeunes et qui traduit fidèlement le besoin impérieux de sympathie qui les dévore…» Elle s’identifie à Catherine, à ses déboires sentimentaux et professionnels:«On trouve Anouk Aimée au début un peu bécasse. Puis, au fur et à mesure que l’histoire se déroule, on prend pitié de cette jeune fille, à mon avis beaucoup plus orgueilleuse qu’ambitieuse et qui ressemble à tant de jeunes gens, qui sont remplis de projets fous, veulent arriver par tous les moyens et échouent par trop de scrupules; qui se font une morale là où l’argent peut tout acheter sauf leur âme; qui s’aiment fraternellement pour se donner du courage et l’illusion qu’ils ne sont pas seuls contre tous. (…)»

Une autre admire la performance d’Anouk Aimée: «Donatella a découvert A. Aimée dans le film d’Astruc et comprend maintenant l’enthousiasme de J.-Cl. Pascal à son sujet et la joie qu’il éprouve à tourner avec elle. Le film est heurté, inégal, hachuré, mais il y a la présence lumineuse d’Anouk. Quelle attachante actrice, d’une simplicité émouvante, dépourvue de toute sophistication!»

L’identification avec le personnage féminin inspire également le commentaire de Zibeline: «Elle se demande quelle a été la plus mauvaise rencontre faite par Catherine (Anouk Aimée) dans le film d’Astruc: celle de Blaise (J.C. Pascal), sans doute malgré les sentiments réels et profonds qu’il éprouvait pour elle. C’est à cause de lui qu’elle a poursuivi sa route jusqu’à la célébrité, jusqu’à la solitude et l’amertume.»

Toutes les correspondantes semblent admirer l’audace du film qui non seulement aborde un sujet tabou, mais manifeste de l’empathie avec le personnage féminin sans jamais la condamner, alors que la société française de l’époque est encore très loin d’accepter la liberté et l’émancipation sexuelles des jeunes filles. Deux correspondantes le voient comme un «classique de l’écran», ce qui ne s’est pas confirmé, mais ces commentaires devraient inciter à réévaluer le film.

La responsable de la rubrique, qui se fait souvent le porte-parole d’une morale assez traditionnelle, n’intervient pas dans ce débat, alors qu’aucune correspondante ne semble désapprouver les faits et gestes de l’héroïne (elle vit déjà avec un homme au début de l’histoire et elle aura plusieurs autres liaisons). Si la fin comporte une dimension punitive (une voix-off masculine annonce qu’elle va être au centre du scandale provoqué par le suicide du médecin avorteur), toute son histoire, racontée de son point de vue, la montre essayant de faire face courageusement aux embûches qui se dressent sur la route d’une jeune femme qui veut réussir professionnellement. C’est ce à quoi les correspondantes de Cinémonde ont sans doute été sensibles.

(1) Il s’agit de Suzanne Chantal, rédactrice en chef de Cinémonde entre 1930 et 1935, autrice de nombreux articles dans l’hebdomadaire avant et après-guerre, sous son nom et sous pseudos masculins.

Geneviève Sellier est historienne du cinéma, www.genre-ecran.net

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mercredi 27 novembre 2019

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