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Sisyphe poète (I)

Chroniques aventines

L’autre jour, quelques instants avant un cours, je glissai machinalement la main dans mon casier. J’y trouvai un pli. Biennois. Il provenait de la famille de l’homme de théâtre Peter Wyssbrod et m’apprenait son trépas, le 7 mai dernier. C’est le cœur lourd que j’entrai dans ma classe. Tout au long de la matinée, mon esprit fut happé par maints souvenirs. Je vouais une tendre affection à l’homme et j’estimais l’artiste.

Il est deux types d’artistes: ceux qui appliquent – avec plus ou moins de savoir-faire – des recettes éprouvées et ceux qui ouvrent une brèche sur un univers singulier, sur un style qui leur est propre. L’art de Wyssbrod le situait dans le second type.

On pourrait, de même, distinguer deux catégories d’art: la première nous suggère une échappatoire, nous détourne de nos soucis, de la conscience du Temps qui – dans un bâillement indifférent – avale les jours. La seconde catégorie attend, elle, de l’Art qu’il éclaire notre présence au monde, qu’il affronte son âpreté. L’art du créateur biennois prenait place dans ce deuxième ensemble – non sans faire du rire l’une de ses composantes.

J’eus le bonheur de découvrir l’artiste voici quarante ans. En ce temps-là, j’étais en mon adolescence. Ma sœur et moi suivions, les lundis soir, les cours de théâtre dispensés par le Centre de loisirs de Neuchâtel. Le lundi étant chez nous jour de soupe, j’avais tôt fait de rejoindre ma sœur – légèrement plus âgée que moi – dans son choix d’activité, histoire de fuir un repas jugé trop fruste et avec lequel même un sandwich avalé sur le pouce parvenait à rivaliser.

Faire du théâtre était plaisant. Nous chérissions cette sociabilité augmentée, cette communauté chaleureuse et cet élargissement de soi que nous procuraient ces rendez-vous hebdomadaires. Nous apprenions à dominer notre respiration, lestions nos mouvements de plus de conscience et aiguillonnions nos esprits en apprivoisant des textes plus grands que nous: nous investiguions ainsi le Pouvoir et ses soubassements intimes, l’Amour et ses vertiges. La scène – même la plus exiguë – pouvait, semble-t-il, contenir tout le réel. Et l’imaginaire aussi bien!

Mais si nous aimions pratiquer le théâtre, peu d’entre nous y ajoutaient la fréquentation des saisons officielles. Ce n’était, par exemple, pas mon cas; tout juste, nous rendions-nous, ma sœur et moi, – investis, alors, d’une empathie frémissante – aux auditions des postulants à l’école de théâtre du Centre culturel neuchâtelois.

Je ne sais si c’est à cette occasion mais on attira, en ce temps-là, notre attention sur la venue d’un artiste suisse apparemment renommé: celui dont je retrouvai le nom dans le fâcheux courrier mentionné plus haut. Le titre de sa pièce – Hommage au théâtre – suffit à nous convaincre. Avec ma sœur, je me rendis, donc, dans l’ancien Théâtre de Neuchâtel. Un peu impressionnés par la pompe pourtant légèrement décatie de l’endroit, nous nous glissâmes entre des rangées clairsemées.

Du début jusqu’au terme de la représentation, nous nous gondolâmes, saisis par d’irrépressibles gloussements: cet art auquel nous vouions un culte si récent se voyait épinglé dans ses faux-semblants. D’un prélude opératique qui jamais ne devait advenir jusqu’à une grandiloquente représentation rabotée faute de moyens, chaque insuffisance, chaque fiasco se voyaient transcendés par un rendu génial. Le tragique était comme sublimé par l’obstination du vouloir. Au terme du spectacle, les planches semblaient n’offrir à la vue qu’un paysage désolé tandis qu’en nos cœurs, l’enthousiasme culminait devant l’énigme résolue de la théâtralité: la force de celle-ci tenait autant à la démesure de son ambition qu’à la précarité de ses moyens.

Lorsque je devins directeur de théâtre, la chose était actée: ma première invite serait pour l’ordonnateur d’un tel mystère. Je fis alors plus ample connaissance avec le répertoire de Wyssbrod, appris qu’il s’était résolu de mettre un terme à sa carrière de dramaturge en 1981, déjà. Qu’à compter du spectacle Entracte, en effet, – lequel se terminait par la disparition du protagoniste dans un étui à contrebasse –, seule la reprise de ses œuvres antécédentes justifierait son retour sur les scènes. J’appris également combien ce Protée biennois multipliait les talents: mime, acteur de cinéma, graphiste, peintre, vidéaste, pâtissier, etc.

En vingt-cinq ans, nous partageâmes plusieurs reprises de ses spectacles au Théâtre du Pommier, pour ses trente ans de carrière mais aussi, en diverses occasions, au Crochetan de Monthey ou au Théâtre Forum Meyrin. J’organisai avec lui une exposition de ses tableaux, un événement pour son 80e anniversaire en 2018, eus l’insigne honneur de lui remettre, en 2006, le Prix suisse de l’ATP, d’intervenir lorsque sa ville natale le célébra, en 2015, de lui rendre visite dans son refuge estival de Moulins-sur-Allier.

Par ce compagnonnage, je pris conscience de la cohérence tenace de cette trajectoire. Wyssbrod a creusé un sillon dans lequel chaque choix esthétique marque une progression pertinente, approfondit le problème qu’exhibait la création précédente, allant vers toujours plus de radicalité. Mais par une probité rarissime, lorsqu’il eut dit ce qu’il avait à dire, il refusa de faire le spectacle de trop, de céder au seul motif alimentaire. Reprendre avec opiniâtreté ses œuvres antérieures, oui. Y ajouter un opus à la pertinence moins établie, non.

Une suite du présent propos paraîtra mardi 11 juin.

*Historien et théoricien de l’action culturelle

(mathieu.menghini@sunrise.ch)

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lundi 8 janvier 2018

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