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Les parents terribles?

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A la mort du jeune Nahel – victime, à Nanterre, d’un tir à bout portant à la suite d’un refus d’obtempérer –, la déploration a bien vite cédé la place à une exaltation nauséabonde devant les troubles qui ont suivi. Retenant de la République l’idéal d’ordre et non celui d’égalité ou de fraternité, les élites se refusèrent à proposer une lecture sociale des événements ou à accabler la police en usant – par exemple – des syntagmes «violences policières» ou «racisme systémique». Tout juste admit-on qu’il s’agissait là d’une bavure.

La répétition de circonstances analogues doit pourtant nous inciter à suspecter derrière le fait divers un fait social. De même – et en dépit de ce que d’aucuns nommèrent une «délinquance d’opportunité» (vol de chaussures de marque, de paquets de pâtes, etc.) –, l’agitation de larges pans de la jeunesse des quartiers populaires nous invite à parler de révolte autant que d’émeute.

Toutefois, un autre élément a retenu notre attention.

La présidence de la République comme le parti Les Républicains proposent de supprimer les allocations familiales des parents de «délinquants» ou, du moins, de les sanctionner financièrement. De telles pistes semblent, de prime abord, pouvoir s’appuyer sur les Codes civil et pénal: le premier précise effectivement que «le père et la mère (…) sont solidairement responsables du dommage causé par leurs enfants mineurs habitant avec eux»; le second avance que «le fait, par le père ou la mère, de se soustraire (…) à ses obligations légales au point de compromettre la santé, la sécurité, la moralité ou l’éducation de son enfant mineur est puni de deux ans d’emprisonnement et de 30’000 euros d’amende». Cependant, tempère Florence Rouas, membre de l’antenne des mineurs du Barreau de Paris: pour pouvoir condamner les parents, il faudrait arriver à démontrer qu’ils ont eu l’intention de délaisser leurs enfants au point de les pousser à commettre une infraction.»

Davantage que les saillies de l’Assemblée nationale, les effets de manches des plateaux télévisuels ou les formules générales de la loi, l’art nous permet d’éprouver le réel, de le comprendre (si ce n’est de l’expliquer). Or, l’actualité ici rapportée nous a rappelé Cet enfant du dramaturge Joël Pommerat – une pièce née en 2005 d’une commande de la Caisse d’allocations familiales du Calvados.

Une scène a particulièrement retenu notre attention: elle réunit, dans un appartement, un homme d’une cinquantaine d’années, très affaibli, son fils de 15 ans et une femme, assistante sociale selon toute vraisemblance. Celle-ci vient apprendre au père qu’il perdra ses indemnités sociales s’il ne «tient» pas davantage son fils – lequel, visiblement, s’est montré coupable d’incivilités hors du foyer. De fait, même en privé le fils se montre inconvenable: il additionne les impertinences à l’égard de son père, le bat parfois (un père en arrêt de travail, la faute à une maladie professionnelle).

Véritable antienne, le père ne cesse de répéter qu’il souhaite reprendre son labeur. On imagine, au fil des échanges, qu’il s’agit d’un immigré et que son incapacité à travailler est vécue comme un déshonneur: «Un homme qui ne gagne pas sa vie par ses propres moyens n’est pas un homme chez moi.» Aussi le père, tout en s’en lamentant, s’explique-t-il l’attitude de son fils: comment s’attendre au respect de ses enfants quand la loi même lui interdit l’accès au travail. Le père indique se sentir devenir un sous-homme condamné à l’inutilité sociale.

Bien que brutal, le rejet du père par le fils laisse poindre de sa part une «sollicitude» amère: «Le fils. (…) ‘C’est ce boulot de merde qui est en train de le faire crever. Et en plus comme un con il serait prêt à y retourner si on ne le retenait pas.’» Entre le père et le fils se joue donc l’affrontement de deux idées fort différentes de la dignité: «Le fils. ‘Il voudrait que j’aille bosser comme lui. Que je descende bosser comme lui. Que je me crève dans son trou et que je me chope sa maladie et que je crève à 40 ans comme lui. Voilà ce qu’il veut que je fasse. C’est son rêve à mon père que je suive sa trace… non mais regardez-le… ça vous donne envie à vous… d’avoir la même vie que la sienne… Vraiment!?’».

Menaçant de punir le père pour avoir perdu le contrôle de son enfant après que la société l’a exploité jusqu’à l’affaissement de ses fonctions physiques, psychiques et morales, la posture de l’assistance sociale paraît cynique ou manquer de jugement; elle fait fi des éventuelles causes systémiques – sociales, économiques, culturelles et politiques – des incivilités filiales.

Comme dans la saynète de Pommerat, le rappel de la responsabilité des parents par le gouvernement et la droite sonne comme une double peine. Pressurés, humiliés, parqués généralement dans des quartiers de relégation, les parents se voient culpabilisés, en outre, de ne parvenir pas à acculturer leur progéniture aux «bienfaits» d’une République qui la discrimine massivement. Ces jeunes, Français pour beaucoup, enfants d’immigrés nés en France, sont discriminés à l’embauche, discriminés dans l’accès au logement, discriminés par les contrôles au faciès, discriminés à l’entrée en boîte de nuit, etc. Comment s’étonner que, marâtre, la République ne suscite pas leur adhésion fervente? Comment s’en étonner quand, par ailleurs, elle ne parvient à se départir de ses ambitions néocoloniales?

Un ordre pérenne ne saurait avoir d’autres géniteurs que la justice et la fraternité. D’autre vade-mecum qu’une lutte résolue.

Mathieu Menghini est historien et théoricien de l’action culturelle(mathieu.menghini@sunrise.ch).

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lundi 8 janvier 2018

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