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L’histoire comme arme de guerre

Les temps de guerre sont propices à l’analogie historique: exhumer du passé tout événement peu ou prou comparable à l’épisode en cours. Acteurs et commentateurs de la guerre en Ukraine sont passés maîtres de l’exercice, selon l’historien et journaliste Benoît Bréville. Avec un «choix des comparaisons [qui] pèse parfois sur les décisions stratégiques».
L’histoire comme arme de guerre
«Bien souvent, les guerres ne s’achèvent pas par l’anéantissement d’un camp. Faute d’y parvenir, les belligérants finissent par signer des paix bancales, frustrantes pour toutes les parties.»; Exposition dans le centre de Kiev, avril 2024. KEYSTONE
Russie-Ukraine

C’est comme le jeu des sept différences, mais à l’envers. Plutôt que de chercher des dissemblances sur deux dessins presque identiques, il faut repérer des points communs sur des images disparates, mais qui comportent tant de détails qu’on peut toujours y trouver certaines similitudes. Les temps de guerre se prêtent particulièrement à l’exercice. Commentateurs et décideurs traquent alors dans le passé tout événement qui pourrait, de quelque façon que ce soit, s’apparenter à la situation contemporaine.

Depuis deux ans, la guerre en Ukraine a pu être comparée au premier conflit mondial, au prétexte qu’elle se déroulait aussi dans des tranchées boueuses; à la crise des missiles de Cuba (octobre 1962), qui menaçait également l’humanité d’un holocauste nucléaire; à toutes les interventions extérieures de l’URSS (Berlin en 1953, Budapest en 1956, Prague en 1968, Kaboul en 1979); à la guerre Iran-Irak entre deux Etats voisins (1980-1988); à celle du Kosovo qui cherchait à se dégager de l’emprise de la Serbie… M. Volodymyr Zelensky, avec ses communicants, excelle à ce petit jeu. Famine de 1933, Grande Terreur stalinienne, conflits en Afghanistan, en Tchétchénie ou en Syrie, et même accident de Tchernobyl: toute tragédie historique lui fait penser à l’invasion de son pays.

Le président ukrainien sait même adapter ses références à son auditoire. Devant le Congrès américain, il évoque les attaques de Pearl Harbor et du 11-Septembre. Face aux députés belges, il cite la bataille d’Ypres. A Madrid, c’est la guerre civile espagnole, le massacre de Guernica; et en République tchèque, le «printemps de Prague» 1>Matej Friedl, «War in Ukraine as the Second World War: How is Zelensky shaping the perception of war through historical analogies», Adapt Institute, 2 août 2023..

La sempiternelle référence à Munich

Plus l’événement est dramatique, plus l’analogie est efficace, prompte à susciter l’empathie pour mieux emporter l’adhésion. Aussi la Seconde Guerre mondiale figure-t-elle logiquement en tête des références. M. Vladimir Poutine ne jure que par la «grande guerre patriotique»; tous ses ennemis sont des «nazis». Mais le président russe se trouve lui-même comparé à Adolf Hitler, Marioupol à Stalingrad, l’annexion de la Crimée à celle des Sudètes… Avec la sempiternelle référence aux accords de Munich de septembre 1938, quand la France et le Royaume-Uni s’entendaient avec l’Allemagne nazie pour abandonner au IIIe Reich cette région de Tchécoslovaquie dans l’espoir de freiner ses appétits expansionnistes.

Devenu synonyme de lâcheté et de trahison, l’épisode sert depuis lors à disqualifier les défenseurs de l’«apaisement», du moindre compromis face à l’escalade guerrière – ceux qui s’opposèrent à l’intervention franco-britannique de Suez en 1956, à la guerre du Vietnam dans les années 1960, à celle du Golfe en 1990-1991… Même le général Charles de Gaulle fut traité de munichois pour avoir signé les accords d’Evian, qui mirent fin aux combats en Algérie.

Cette avalanche d’analogies n’a pas seulement un effet rhétorique. Le choix des comparaisons pèse parfois sur les décisions stratégiques elles-mêmes. Le politiste Yuen Foong Khong a ainsi montré combien le souvenir de Munich imprégnait la pensée des dirigeants politiques américains lors de la guerre du Vietnam; non pas seulement leurs discours, mais aussi leurs réflexions, leurs débats, au point de justifier à leurs yeux la nécessité d’une intervention militaire. S’ils avaient songé à l’expérience française en Indochine dans les années 1950 et à la défaite de Dien Bien Phu, remarque le chercheur, ils auraient peut-être perçu ce pays comme imprenable, ce qui les aurait conduits à une plus grande prudence. Mais «les dirigeants politiques sont de piètres historiens, écrit-il. (…) Leur répertoire de parallèles historiques est restreint, si bien qu’ils choisissent et appliquent les mauvaises analogies»2>Yuen Foong Khong, Analogies at War. Korea, Munich, Dien Bien Phu, and the Vietnam Decisions of 1965, Princeton University Press, 1992..

La référence à Munich a une pertinence inversement proportionnelle à son omniprésence dans le débat public. Notamment pour ce qui concerne l’Ukraine. Certes, une guerre d’invasion touche à nouveau l’Europe. Mais au-delà de ce trait commun, tout diffère. Les forces en présence d’abord: l’Allemagne nazie disposait d’une puissance militaire autrement menaçante que la Russie contemporaine, capable de conquérir en quelques mois la Tchécoslovaquie, la Pologne, les Pays-Bas, la Belgique et la France (entre autres). De leur côté, les troupes de M. Poutine n’ont pas réussi à prendre Kiev après deux ans de combat, et on voit mal comment elles pourraient multiplier les fronts et s’attaquer à l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN). Les visées stratégiques ensuite: Hitler, qui avait théorisé le manque de territoire de l’Allemagne nazie, ne pouvait pas sérieusement se prétendre menacé par une alliance militaire hostile, contrairement à M. Poutine.

Rien ne pouvait arrêter les désirs d’expansion du chancelier allemand, et Edouard Daladier l’avait parfaitement compris: en signant les accords de 1938, le chef du gouvernement français cherchait surtout à gagner du temps pour préparer son armée à un affrontement inéluctable. Une stratégie qui reçut alors l’aval de la quasi-totalité de la classe politique – à l’exception des parlementaires communistes, d’un socialiste, Jean Bouhey, et d’un député de droite, Henri de Kerillis. Le contexte international enfin, avec un monde plus interdépendant, où l’équilibre des puissances se trouve bouleversé par la menace nucléaire.

Au vu de toutes ces divergences, il paraît absurde de s’inspirer de Munich pour éclairer la situation contemporaine. Mais, en matière de comparaison historique, les dissemblances sont fréquemment passées sous silence. Or «la perception des différences est peut-être l’objet le plus important – encore que trop souvent le moins recherché – de la méthode comparative, écrivait Marc Bloch. Car, par elle, nous mesurons l’originalité des systèmes sociaux, nous pouvons espérer, un jour, les classer, et pénétrer jusqu’au tréfonds de leur nature»3>Article «Comparaison» dans Marc Bloch, Histoire et historiens, Armand Colin, Paris, 1995.. C’est ainsi qu’une analogie peut porter ses fruits, en permettant de s’extraire des particularismes pour dégager des règles générales. Mais la méthode requiert rigueur et minutie, deux qualités qu’il vaut mieux ne pas rechercher chez les commentateurs, médiatiquement suractifs, historiquement paresseux.

Pourtant, en adoptant cette perspective, en considérant les conflits dans leur diversité, un tout autre paysage se dessine et certains phénomènes frappent alors par leur récurrence: la disqualification des voix discordantes, auxquelles l’histoire rendra souvent raison; la propension à présenter toute crise comme «existentielle»; la diabolisation de l’ennemi; l’inefficacité des politiques de sanctions… Référence obligée de toute crise internationale, la Seconde Guerre mondiale apparaît alors non comme la règle, mais comme l’exception. Rares sont les conflits où les torts furent si peu partagés, où l’un des camps, entièrement diabolique et malfaisant, disposait d’un plan de domination mondiale, et dont le dénouement fut aussi net, avec l’écrasement total des vaincus, le suicide ou l’exécution des principaux coupables. Ce manichéisme caricatural en fait une excellente arme pour ceux qui veulent justifier d’une intervention militaire, mais un point de comparaison biaisé.

Des escalades à responsabilité partagée

Bien souvent, les guerres résultent d’escalades dont les responsabilités sont partagées, au moins en partie. Un constat qui ne s’impose parfois qu’au terme de décennies de recherches, après la fin de la propagande. Ainsi, l’Allemagne a longtemps été jugée seule responsable de la Première Guerre mondiale: elle avait alimenté la course aux armements, encouragé l’Autriche-Hongrie à attaquer la Serbie après l’assassinat de Sarajevo, envahi la Belgique… Mais nul ne nie plus aujourd’hui que la Russie impériale détient une part de responsabilité, en ayant notamment favorisé le nationalisme serbe. De même que la France, d’autant plus encline à l’affrontement qu’une grande partie de sa classe politique voulait prendre sa revanche après la défaite de 1870 et la perte de l’Alsace-Lorraine. L’Allemagne a «allumé la mèche», mais elle «n’est pas la seule à avoir alimenté la poudrière», résume l’historien Gerd Krumeich4> Gerd Krumeich, «Le débat sur la responsabilité de la guerre à l’ombre de Versailles, 1919-1933», Revue d’Allemagne et des pays de langue allemande, vol. 52, n° 2, Strasbourg, 2020..

 

Une situation que l’on retrouve dans la plupart des conflits. «Aujourd’hui, nous sommes tous d’accord pour imputer la responsabilité principale de cette guerre au gouvernement russe, qui a décidé d’envahir l’Ukraine, écrit le politiste Anatol Lieven5> Anatol Lieven «Ukraine’s war is like World War I, not World War II», Foreign Policy, 27 octobre 2022.. Mais est-ce que les historiens du futur lui attribueront l’entière responsabilité, en exonérant les Etats-Unis et l’OTAN du reproche d’avoir essayé d’intégrer l’Ukraine à l’Occident, en menaçant ainsi ce que les Russes, ainsi qu’une longue liste d’experts occidentaux (dont l’actuel directeur de la CIA William Burns), percevaient et décrivaient comme des ‘intérêts vitaux’?» Pas s’ils sont sérieux…

Bien souvent également, les guerres ne s’achèvent pas par l’anéantissement d’un camp. C’est l’issue que recherchent les belligérants, mais, faute d’y parvenir, ils finissent par se résoudre à des compromis, par abandonner certaines exigences et par signer des paix bancales, frustrantes pour toutes les parties. La quête d’une victoire totale peut parfois conduire à des impasses stratégiques quand un camp, grisé par ses succès, tente de pousser son avantage jusqu’à subir un retour de bâton.

Les Etats-Unis se sont par exemple engagés dans la guerre de Corée en 1950 avec l’objectif de stopper la progression des troupes nord-coréennes et de les repousser au-delà du 38e parallèle. Cet objectif facilement atteint, ils en sont venus à envisager ensuite une réunification sous égide américaine. Les soldats du général Douglas MacArthur ont alors avancé vers le nord, franchi à leur tour la ligne de démarcation, au point de s’approcher de la frontière chinoise. Pékin entra en scène et envoya un million et demi de volontaires sur le terrain. Quelques semaines plus tard, les communistes reprenaient Séoul et le conflit s’enlisait pour deux ans, avant d’en revenir au statu quo ante bellum. Le retour à la case départ ponctue également la guerre indo-pakistanaise de 1965 et la guerre Iran-Irak – huit ans d’affrontement, un million de morts, aucun vainqueur.

M. Zelensky, appuyé par les chancelleries occidentales, a élargi ses ambitions en constatant les faiblesses de l’armée russe. A l’unisson de M. Joseph Biden, selon lequel il en irait de l’«avenir de la liberté», il ne parle désormais plus que de «victoire totale». Avec l’échec de sa contre-offensive dans le Donbass, l’Ukraine a pu mesurer qu’elle ne reprendra pas facilement cette région, à plus forte raison la Crimée, sauf à précipiter un déploiement de troupes européennes et américaines qui plongerait la planète dans l’inconnu. Tôt ou tard, Kiev et Moscou devront se résoudre à négocier, et les autres Etats pourraient les y encourager. Plutôt que d’alimenter l’incendie – pendant des années et au prix de dizaines de milliers de morts supplémentaires.

Notes[+]

Article paru dans Le Monde diplomatique d’avril 2024.

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