Chroniques

Piogre

À livre ouvert

Parfois c’est à l’heure de parcourir les ultimes pages d’un livre qu’on tombe sur ce qu’on cherchait depuis belle lurette, en fait depuis le premier coup d’œil jeté au «Sommaire». Non pas que l’auteur ait voulu tester notre endurance ou jouer au chat et à la souris avec nous, mais que le plus anodin des paratextes recèle parfois de vrais trésors. A la lecture, et quoi qu’il en coûte à l’auteur ou à l’autrice, il en dit souvent davantage sur l’économie du livre que le reste.

A la façon dont l’anthropologue Riccardo Ciavolella rédige ses «Remerciements» placés à la fin de son livre consacré aux bouts du monde de toutes sortes1>Riccardo Ciavolella, Pétaouchnok(s): du bout du monde au milieu de nulle part, La Découverte, 2023., on devine tout de suite la place centrale qu’ont eue ses grands-parents dans la construction de sa géographie personnelle. «Grâce à [eux], écrit-il, je saurai toujours d’où je viens et où je suis (plus ou moins).»

Avant de revenir sur ce «plus ou moins» mis entre parenthèses, notons que l’auteur n’est pas le seul à reconnaître en ses aïeux plutôt qu’en ses parents ses véritables maîtres en géographie. Comme l’a bien vu Nicolas Bouvier: «Ce sont les grands-parents qui nous aménagent une enfance […]. Nos parents, occupés à gérer nos varicelles, examens à refaire, à nous retirer les doigts du nez et tout à l’angoisse de voir leurs soucis grandir avec nous, auraient à peine le temps d’esquisser cette géographie»2>Nicolas Bouvier,«Thesaurum pauperum» in La Guerre à huit ans et autres textes, Zoé, 1999, p. 19..

Là serait le secret d’une enfance pleinement vécue et même capable, ainsi que le souligne cette fois Ciavolella, de se perpétuer jusqu’à aujourd’hui et de rendre possible les plus étonnants des voyages. A la fois dans le monde des lieux et celui des mots. Que ceux-ci et ceux-là soient réels ou imaginaires n’ayant, au bout du compte, que peu d’importance.

Ceci dit, il est temps de se retourner sur le titre de son livre: Pétaouchnok(s). Nommez-moi un seul ou une seule géographe qui n’ait pas un jour rêvé d’écrire un livre portant ce titre ou tout au moins qui n’ait pas souhaité s’engager dans un projet lui permettant de répondre à cette question : «Peut-on trouver un ailleurs à ce monde dans ce monde?» Autrement dit, existe-t-il des lieux se trouvant absolument en dehors de tout, tout en étant situés au plus profond de nos géographies les plus communes? Des «lieux qui existent réellement, mais dont les noms sont évoqués, au sens figuré, comme métaphores ou stéréotypes de l’éloignement et de l’insignifiant»?

La réponse pour l’anthropologue italien tombe quelques lignes plus loin: «Le monde, dans toutes ses langues, est plein de noms de lieux distants, coins reculés, bleds paumés, trous perdus, bouts du monde, endroits isolés.» Le terme français «Pétaouchnok» n’en est qu’un parmi tant d’autres et il suffit de lire les quatre-vingt et une entrées du sommaire pour s’en convaincre. Pensez au «Woollomoolloo» australien, à ce diable-vauvert espagnol qu’est «Pampelune» ou au «Serendip» srilankais valable désormais absolument partout dans le monde pour désigner le lieu qu’on trouve sans jamais le chercher. Ou encore, plus près d’ici, pensez à ce «Bümpliz» qui fait mouche au premier coup.

Mais c’est de «Piogre» dont je souhaiterais parler, ce nulle part que Nicolas Bouvier se plaisait à placer dans différents lieux perdus ici et là, et qui restera pour la postérité attaché, grâce à quelques lignes de L’Usage du monde, au village de Zebak situé à l’entrée du couloir du Wakhan, dans l’actuel Afghanistan.

«Piogre», pour le Genevois qu’est Bouvier, est vraiment un nom d’ici et d’ailleurs. D’ici, car c’est à Genève et dans ses environs qu’on en use le plus. D’ailleurs, car il vaudra toujours pour le trou paraissant le plus paumé qui soit. Si celui-ci existe déjà, parfait. Si ce n’est pas le cas, tant pis, quelqu’un se chargera de lui trouver un nom, donc un lieu, genevois ou pas. Voilà pourquoi Ciavolella peut écrire: «Le nom, en principe, n’est rien. Le nom, en fin de compte, est tout. La réalité se situe quelque part entre les deux.»

Reste à dire, avec l’auteur, que les meilleurs Pétaouchnok(s) sont reconnaissables à leur sonorité propre. Savoir plus ou moins d’où l’on vient et où l’on est, se résume ainsi souvent à cela: reconnaître dans un toponyme, dans un mot-lieu qui sonne juste, le contre-lieu sur lequel, d’une manière heureuse, adosser le nôtre. N’est-ce pas là une belle leçon de géographie?

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Alexandre Chollier est géographe, écrivain et enseignant.

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lundi 8 janvier 2018

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