Chroniques

La possibilité démocratique

À livre ouvert

C’est par la lecture, l’acte de lire, que la plupart des livres se dévoilent à nous, qu’ils montrent de quel bois ils sont faits, ce dont ils sont capables ou non. Pour connaître leur géographie, rien ne vaut en effet la lecture. Entendre parler d’un livre c’est une chose, le lire c’en est une autre. Alors oui lisons, lisons et déplaçons-nous à travers ce texte-ci ou ce texte-là, avançons avec eux, opposons-nous même parfois au flot des mots, résistons s’il le faut, mais lisons-les et faisons-les nôtres.

Le dernier texte qui m’ait littéralement emporté, et ouvert à une géographie tout à fait nouvelle, n’est en rien un récit de voyage – de tous les types de livres, exception faite de certaines œuvres de fiction, celui le plus à même de le faire. Non, il s’agit d’un essai à deux voix consacré à la démocratie: la voix d’une philosophe et la voix d’un historien, toutes deux dialoguant. Bref il s’agit d’une histoire et d’une philosophie démocratiques de la démocratie. Je m’expliquerai plus loin sur l’importance du qualificatif choisi.

La première chose que je puisse dire à son sujet tient en quelques mots: le livre Démocratie! Manifeste1>Barbara Stiegler, Christophe Pébarthe, Démocratie! Manifeste, Le bord de l’eau, 2023. ressemble comme deux gouttes d’eau à un torrent. Un torrent, c’est quoi? Disons que le mot convoque un contexte et un espace particuliers: la montagne déclive, porteuse de reliefs plus ou moins accentués. Disons aussi qu’un torrent est une chose vivante, que ses visages peuvent être variés, qu’il peut à un moment donné délivrer une eau limpide délicieusement fraîche et, l’instant d’après, charrier un flot de boue, de rocs et d’arbres.

Le torrent que j’ai ici en tête ressemble à celui rencontré cet été sous le vaste ciel des Grisons. Un torrent lové au fond d’une profonde et verte vallée, où pour éprouver à la fois la force du flot et sa puissance vivificatrice il suffit d’y entrer pieds nus. Dans pareil torrent, dans pareil livre on se dit que désormais on est capable de percevoir la moindre ondulation du flot ou de la pensée, d’apprécier ses qualités propres, voire d’en garder le souvenir une fois la lecture terminée ou l’été fini.

Rendre à ce point vivant un livre est une gageure. Il faut une posture claire et assumée, donnant à voir et à éprouver tant la force que la puissance de l’écrit. La force de celui-ci se perçoit distinctement lorsque Barbara Stiegler et Christophe Pébarthe réaffirment leur ambition commune, celle «de délimiter les conditions de possibilité, ici et maintenant, de la démocratie».

Quant à sa puissance, il peut être utile de rappeler que les auteurs ressentent l’impérieux besoin de «sortir du modèle contemporain du débat intellectuel plaçant le lecteur (ou le spectateur) dans une position d’extériorité, comme s’il était condamné à assister au spectacle d’une guerre des opinions et, le plus souvent, à choisir une voie du milieu, autre nom de l’ordre établi». Bref, il s’agit de plonger dans le flot de la pensée ou tout au moins de l’éprouver, comme on éprouve celui du torrent. C’est d’ailleurs ainsi que le torrent se raconte le mieux, que l’écrit lui ressemblant nous marque le plus profondément, le plus durablement.

Nulle surprise alors à voir les auteurs défendre une syntaxe démocratique «autorisant tout à la fois l’exposition d’un problème, des solutions possibles et une incertitude finale en lieu et place de conclusion». Ni à les voir porter leur attention au dispositif de prise de parole choisi et de préférer l’expression «donner à penser» à toute autre.

Je me rends compte que je n’ai encore rien dit de son contenu. Mais comment décrire en détail un torrent-livre sans en masquer les singulières et vivantes force et puissance? Ce qu’ici par contre je peux faire, c’est inviter chacune et chacun à y planter son regard comme on planterait ses talons dans le sable en tapissant le lit de roches et de pierres. S’y planter, oui, afin d’en éprouver le flux et de remarquer combien, une idée ou une vaguelette après l’autre, nos façons de penser la démocratie, ce «régime que nous connaissons si mal», se modulent. Combien il importe de se retourner sur le dévoiement actuel du mot – la démocratie devenant aux yeux des néolibéraux une démagogie, «une conduite (agogê) du démôs par ceux qui sont désignés comme ses chefs, ses tuteurs ou ses maîtres». Enfin, combien la possibilité d’une délibération réellement démocratique «suppose de rompre avec l’ordre social actuel».

Notes[+]

Alexandre Chollier est géographe, écrivain et enseignant.

Opinions Chroniques Alexandre Chollier A livre ouvert

Chronique liée

À livre ouvert

lundi 8 janvier 2018

Connexion