La Suisse et son empire
Le premier volume se terminait sur un certain suspense. On avait suivi le destin courageux et improbable d’une petite démocratie libérale naviguant entre les monarchies européennes dans La Suisse et les puissances européennes (1813-1857), publié en 2018. Jouant des divisions entre ses voisins, s’appuyant intelligemment sur la Grande-Bretagne, la Confédération helvétique réussissait à s’assurer une indépendance politique remarquable et à affranchir son économie des marchés du Vieux Continent. Au cours des années 1850, la Suisse semble ainsi sur les voies de la prospérité. Mais les nuages s’amoncellent à l’horizon: la guerre civile américaine (1861-1865) et le protectionnisme douanier qui s’installe un peu partout remettent en question tous les acquis. Le pays est à nouveau entraîné dans l’orbite des économies voisines, en particulier de l’Allemagne – quel impact cela aura-t-il sur son indépendance politique et sa prospérité?
Cédric Humair, avec La Suisse et les Empires tout juste sorti en librairie1>Cédric Humair, La Suisse et les Empires. Affirmation d’une puissance économique (1857-1914), Neuchâtel: Alphil, Col. Focus, 2024, 171 p., retrace en 170 pages la success-story helvétique de 1857 à la Première Guerre mondiale. Le sous-titre pose l’«affirmation d’une puissance économique». Sur toute cette période, le produit intérieur brut par habitant progresse de 234%. C’est deux fois plus que la Belgique, et trois fois plus que les Pays-Bas. Montres, fromages, soieries made in Switzerland sont vendus aux quatre coins du globe, tandis que banquiers, assureurs et commerçants font circuler des flux de capitaux sur toute la planète. En parallèle, la Suisse parvient à se défendre des pressions étrangères. Alors que la France, l’Allemagne et l’Italie lorgnent sur les territoires helvétiques, la Confédération parvient habilement à décourager toute mise en cause de sa souveraineté. Elle s’impose comme médiatrice dans de nombreux conflits. Au point où sa neutralité est respectée, ce qui n’était pas acquis d’avance.
Cédric Humair nous a habitué à son verbe clair, à son analyse précise et à son exposition limpide. Nul besoin de lire le premier tome pour apprécier le second. Nul besoin de grandes connaissances préalables non plus: la force de cette synthèse est de mettre à portée de toutes et tous une expertise, acquise avec des décennies d’enseignement et de recherche à l’Université de Lausanne, et de replacer la Suisse dans le tumulte du concert des nations.
L’historien approche sa matière avec la même perspective que celle qu’il avait mobilisée dans sa thèse de doctorat. Il s’agit de montrer que la prospérité économique se constitue dans une forme de partenariat entre les entreprises privées et l’Etat, notamment fédéral. «Banquiers, marchands, industriels et hôteliers partent à la conquête du monde en s’appuyant sur un outil étatique encore modeste, mais pleinement acquis à leur cause», écrit-il (p. 9). Les produits helvétiques changent de nature: alors que leur principal avantage comparatif au début du XIXe siècle était leur prix, maintenu très bas par une pression sur les salaires, les entreprises développent un savoir-faire, forment une main-d’œuvre très qualifiée et commercialisent à la fin du siècle des produits technologiques à très haute valeur ajoutée. Parallèlement, le secteur financier profite de la stabilité politique pour attirer des capitaux étrangers, et les placer à nouveau à l’étranger – parfois même dans leur pays d’origine – contre de très lucratives primes. Ecouler ces produits et participer aux flux de capitaux autour du globe n’est possible que grâce au soutien de l’Etat fédéral, qui négocie des traités douaniers particulièrement avantageux et développe un réseau consulaire et diplomatique dans le sillage des empires européens. La Suisse et les Suisses n’établissent pas d’empire, parce qu’ils n’en ont pas besoin. Ils s’épargnent ainsi les frais colossaux qui en résultent. Mais ils en profitent pour exporter leurs produits, importer des matières premières essentielles, et s’inscrivent parfois militairement dans cette entreprise de domination du monde: Cédric Humair évoque un «parasitisme colonial se nourrissant à toutes les puissances impérialistes» (p. 134). Un livre à mettre entre toutes les mains.
Notes
Séveric Yersin est historien.