Chroniques

Aux sources de l’indépendance helvétique

À livre ouvert

La Suisse, selon le mythe cultivé par la droite radicale, est née de l’union volontaire de courageux montagnards en 1291, et a depuis intégré ceux qui, partisans des idées de neutralité, d’indépendance et de démocratie, se sont montrés dignes de la croix blanche. Au fil des siècles, cette mentalité s’est développée et explique pourquoi, aujourd’hui, les Suisses restent poliment à l’écart de l’aberration qu’est l’Europe unie. Pour Cédric Humair, cette interprétation ne tient pas la route.1>Cédric Humair, La Suisse et les puissances européennes. Aux sources de l’indépendance (1813-1857), Neuchâtel: Alphil, 2018, 140 p.

Cédric Humair analyse la première moitié du XIXe siècle en 140 pages. L’exercice est risqué, difficile, d’une part parce que la période est mal connue mais aussi parce que, petit livre oblige, une sélection radicale de la matière à traiter est nécessaire. Mais il parvient, avec une élégance certaine, à présenter son argument de manière convaincante: la Suisse, au début du XIXe siècle, a bien failli disparaître sous les tensions internes et la pression extérieure.

Les cantons helvétiques, unis sous l’Etat central imposé par Napoléon, n’ont pas de raison immanente de former une alliance une fois l’Empereur déchu. Pour les puissances européennes victorieuses de la France, le destin de la Suisse se décide à Vienne – et pas à Berne, Zurich ou Lucerne. En 1813, 130’000 soldats de l’alliance contre la France occupent les grandes villes suisses, et les royaumes voisins entendent bien «dicter [les] choix politiques» de la Suisse. Ce qui en ressort – la Suisse du Pacte de 1815 – résulte des négociations entre les puissances voisines: voilà donc pour le mythe de l’autodétermination.

Mais les lunettes de Cédric Humair, certes sélectives, sont suffisamment fines pour lui permettre d’étudier la Suisse naissante dans sa complexité. Il n’est ainsi pas aveugle à la perspective des élites helvétiques ni à leur habileté à construire l’Etat dont elles ont besoin, en soignant les relations avec les puissances européennes sans toutefois accepter complètement leur tutelle. Car l’histoire que le livre retrace est justement celle de la progressive indépendance helvétique, comme le sous-titre le révèle: à partir de 1857, la Suisse a atteint un degré d’autonomie remarquable, désormais accepté des royaumes voisins.

L’indépendance n’est pas offerte aux Suisses. Cédric Humair a une certaine admiration, qu’il ne cherche pas à dissimuler, pour les fondateurs de l’Etat fédéral de 1848: ceux-ci jonglent entre les tensions intercantonales (la Suisse moderne ne voit le jour qu’après une guerre civile en 1847) et la tolérance limitée que les monarchies européennes ont pour cet îlot libéral remarquablement démocratique qu’est la Suisse d’alors. Ils parviennent, en menant «une politique qui tend à satisfaire au mieux les exigences des grandes puissances», à s’attirer le soutien du poids lourd géopolitique du moment.

Si La Suisse et les puissances européennes n’avait atteint que cela, ç’aurait déjà été suffisant. Mais l’ouvrage va plus loin: en adoptant la perspective de la diplomatie britannique, l’analyse révèle comment les grandes puissances perçoivent et négocient l’avenir helvétique. On notera en particulier les menaces d’invasion très concrètes de la Prusse en 1856, contre laquelle la Grande-Bretagne se dresse, qui se résolvent lorsque le Conseil fédéral accepte un compromis autour du rachat du canton de Neuchâtel au roi de Prusse. Plus encore, Cédric Humair n’oublie pas de revenir à ses premiers amours, et intègre à son analyse politique et diplomatique l’aspect économique. La position de la Suisse, son indépendance relative, n’est en effet possible que parce que ses marchands sont en mesure de profiter de la première mondialisation pour accéder aux marchés non européens. Dans les tourments du XIXe siècle et l’oscillation entre libéralisme et protectionnisme, écouler ses produits à l’étranger est essentiel à l’économie helvétique. D’où le remarquable développement du réseau diplomatique-marchand helvétique dans le sillage des navires britanniques – Cédric Humair parle de «toile d’araignée» –, en particulier dans l’espace atlantique.

La Suisse et les puissances européennes se lit en un après-midi, mais il faudra plus de temps pour le digérer. L’analyse est sobre, élégante, et mêle considérations géopolitiques, économiques et de politique intérieure: une contribution bienvenue aux réflexions de la place de la Suisse en Europe et dans le monde.

Notes[+]

Notre chroniqueur est historien.

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