L’Europe au pas cadencé
A quatre mois des élections européennes, un événement éclaire le paysage radieux de la démocratie au sein de l’Union: pour châtier la Hongrie, dont le premier ministre refusait en janvier dernier d’entériner un plan d’aide de 50 milliards d’euros à l’Ukraine, Bruxelles a tout simplement menacé de détruire son économie. Les détails ont été révélés par le Financial Times (29 janvier 2024)1>H. Foy, A. Bounds, M. Dunai, «Brussels threatens to hit Hungary’s economy if Viktor Orbán vetoes Ukraine aid», The Financial Times, 28.01.2024.. «Bruxelles a mis au point une stratégie visant à cibler explicitement les faiblesses économiques de la Hongrie, à mettre en péril sa monnaie et à provoquer un effondrement de la confiance des investisseurs afin de nuire à ‘l’emploi et à la croissance’ si Budapest refuse de lever son veto contre l’aide accordée à Kiev», explique le quotidien d’affaires britannique, qui a eu accès aux documents. Concrètement, si M. Viktor Orbán n’alignait pas sa politique étrangère sur celle de ses homologues, «ces derniers s’engageraient publiquement à couper tout financement européen à Budapest dans l’intention d’effrayer les marchés, de déclencher une crise monétaire sur le forint, et de faire exploser le coût des emprunts du pays». Trois jours plus tard, le 1er février, M. Orbán capitulait.
Certes, la fuite opportune de ce plan de sabotage a suffi à produire son effet. Et l’idéologie du premier ministre hongrois n’appelle pas une compassion excessive: autoritaire et réactionnaire, cet anticommuniste forcené proche de l’extrême droite piétine l’indépendance du pouvoir judiciaire et le droit des minorités. Mais ce chantage à la ruine crée un précédent: déployé contre la Hongrie de M. Orbán, il pourra l’être demain contre un gouvernement de gauche qui serait élu, par exemple, sur un programme de rupture avec le libre-échange ou l’atlantisme. Car l’action coercitive de Bruxelles contre les Etats membres déviants franchit ici un nouveau palier: en 2015, l’Europe avait menacé de ne pas secourir la Grèce pour la contraindre à accepter un plan d’austérité draconien; désormais, elle se dit prête à ravager l’économie du récalcitrant.
Cet acte de répression politique paraît d’autant plus disproportionné que la Hongrie n’a cette fois enfreint aucun traité (plusieurs entorses au droit européen avaient par le passé motivé l’ouverture de procédures d’infractions contre Budapest ou Varsovie). En posant son veto à une aide militaro-financière à l’Ukraine, la Hongrie exprime un choix de politique étrangère. Or, contrairement à ce que suggère l’agitation frénétique de Mme Ursula von der Leyen, la Commission qu’elle préside ne dispose d’aucun pouvoir de décision dans ce domaine, lequel relève du Conseil européen, c’est-à-dire les chefs d’Etat et de gouvernement, qui doivent se prononcer à l’unanimité. En 2003, la possibilité de décider souverainement de la guerre et de la paix avait permis à la France, à l’Allemagne et à la Belgique de s’opposer à l’invasion de l’Irak contre une majorité d’Etats européens ralliés aux Etats-Unis. Le pourraient-ils – le voudraient-ils – encore?
Désormais aux avant-postes du bellicisme, Paris et Berlin comptent sur une forme de keynésianisme militaire combinée à l’austérité sociale pour relancer leurs économies cabossées par les sanctions imposées à Moscou. «Nous devons nous préparer à la guerre en Europe», a proclamé en octobre 2023 le ministre (social-démocrate) de la défense allemand en visant implicitement la Russie, un pays où la Wehrmacht a laissé vingt-six millions de cadavres. Des écologistes aux socialistes en passant par les conservateurs, la furia militariste se propage, alimentée par la perspective d’un retour à la Maison-Blanche d’un Donald Trump plus isolationniste que jamais. Le coup de force de Bruxelles contre Budapest sonne comme l’appel au clairon: garde-à-vous!
Notes
Article paru dans Le Monde diplomatique de mars 2024, www.monde-diplomatique.fr