Après le rapprochement de Trump avec Poutine sur l’Ukraine, les déclarations enflammées se multiplient: «plus grand bouleversement depuis 1945», «changement de monde», «nouvelle ère de guerres».
Quelle mémoire courte! Comme si l’oncle Sam n’avait jamais lié sa politique à ses intérêts nationaux, qu’ils favorisent l’Europe ou non et quel que soit leur habillage idéologique – la défense de la liberté surtout. Comme s’il n’avait pas attendu d’être directement visé avant d’entrer dans les deux conflits mondiaux du XXe siècle! Aurions-nous aussi oublié que, quand l’Angleterre et la France ont attaqué l’Egypte en 1956, USA et Union soviétique se sont entendus pour les stopper? Et en fait de renversement d’alliance, rappelons que dès 1972 l’Amérique de Nixon s’est rapprochée de la Chine de Mao, un Etat alors aussi totalitaire que l’URSS de l’époque!
En Europe même, paniqués à l’idée de perdre le parapluie américain, nos dirigeants en rajoutent dans la surenchère guerrière! Il faut doper les budgets militaires, quitte à oublier l’endettement et, comme lors de la guerre froide, les citoyens doivent désormais se mobiliser contre le péril venu de l’Est.
Là aussi, beaucoup d’exagérations. La Russie, une menace existentielle, alors qu’après trois ans de guerre en Ukraine, elle est encore loin d’avoir atteint ses objectifs initiaux et qu’elle peine même à recruter? Voudrait-elle encore aller attaquer les Etats baltes, la Pologne ou la Roumanie, ce qui lui demanderait des moyens autrement plus massifs que ceux actuellement déployés, sans compter les forces qu’elle devrait alors consacrer à l’occupation de pays qui lui sont déjà très hostiles? Bien sûr qu’elle aussi réarme fortement, mais son budget militaire reste encore inférieur à celui de tous les Etats européens réunis. Et ces politiciens qui voient en elle un ennemi potentiel, ne nous répètent-ils pas que les sanctions affaiblissent beaucoup plus son économie qu’elle ne le prétend?
Une Europe de la défense, pourquoi pas? Encore faut-il préciser que le secteur militaire reste la prérogative des seuls Etats, Madame von der Leyen s’avance beaucoup quand elle-même demande une augmentation massive des dépenses d’armement, qui au reste ne devraient d’abord profiter qu’à l’industrie américaine. Sans compter les effets pervers indirects de cette politique: baisse des budgets consacrés au social, à la santé, à l’éducation, à l’environnement, avec une inévitable grogne populaire dont sauront profiter les populistes, pour la plupart à la fois pro-russes et alignés sur le discours conservateur trumpien. Lesquels ont déjà beau jeu de dénoncer le bellicisme ambiant, au moment même où Poutine et Trump discutent de paix! Et que dire de ces partis conservateurs qui ont toujours prôné des économies drastiques, mais qui désormais envisagent de s’endetter fortement (sans toucher à l’impôt, ajoutent-ils)? Certains veulent même puiser dans les avoirs russes gelés, au risque de décrédibiliser à terme tout le système d’affaires du continent.
Et cette Europe qui surjoue l’unité, un trompe-l’œil! C’est le couple franco-anglais qui mène le bal, alors que Londres a quitté l’UE et que son premier ministre continue de ne jurer que par l’Alliance atlantique; difficile aussi de croire au total désintéressement de la France, elle qui figure déjà au deuxième rang des vendeurs mondiaux d’armement. Et voilà encore que Macron envisage d’étendre la protection nucléaire française, alors que dans son pays même, le sujet divise. Et voilà qu’il veut toujours envoyer en Ukraine des soldats de la paix européens, alors que Poutine s’y est toujours opposé! Et voilà que des diplomates de Bruxelles exigent une intégration accélérée de Kiev à l’UE, ce qui aggraverait encore les divisions du Vieux Continent; les Russes ne n’y trompent pas, ils accepteraient cette adhésion, voyant sûrement là une nouvelle fracture possible du bloc occidental. Et à ses projets de surarmement, l’Europe associe même maintenant cette Turquie d’Erdogan qui emprisonne ses opposants, qui réprime les Kurdes.
S’ils surjouent ainsi, ne serait-ce pas que les Européens se sont décidément mal préparés à jouer la pièce de la paix? A force d’avoir trop cru aux mirages de l’atlantisme, d’avoir négligé leur propre jeu dans les relations avec la Russie, ils se retrouvent étrangement seuls et affaiblis, condamnés à brandir le risque de guerre comme seule politique, à renforcer ainsi Trump dans son rôle de faiseur de paix, un comble! Mais gageons que si demain, la situation s’apaise à l’Est, ils seront les premiers à se plaindre que Washington tire les marrons de ce feu éteint et s’arroge le monopole de la reconstruction ukrainienne, ainsi que des bonnes affaires à mener de part et d’autre de ce nouveau rideau de fer qu’ils seront finalement les seuls à avoir verrouillé.