Lire partout, lire surtout
Une rage de lire1>Thierry Maricourt, Une rage de lire: le jeune Michel Ragon, L’Echappée, collection «Le peuple du livre», 2023.. Avec un tel titre tout est dit, à la fois sur le livre que vous tenez entre les mains et sur la collection des éditions de L’Echappée qui l’accueille: «Le peuple du livre». Celle-ci ne pouvait démarrer de plus belle manière, car qui d’autre que la lectrice ou le lecteur représente mieux ce peuple?
Trop souvent les histoires du livre se confondent avec une histoire de l’écriture, comme si la lecture n’était que seconde alors que sous bien des aspects elle est première. Il n’y a qu’à penser à l’art d’écrire qui ne peut être enseigné qu’après un autre, celui de lire.
Dans sa brève mais instructive histoire de la lecture2>Ivan Illich, Du lisible au visible: Sur l’Art de lire de Hugues de Saint-Victor, Les éditions du Cerf, 1991., Ivan Illich rappelle combien celle-ci doit à ce XIIe siècle où le livre «prend peu à peu la forme que nous lui connaissons, grâce à une bonne douzaine d’inventions techniques: amélioration de la ponctuation, retraits, insertions de titres […]», etc. Un siècle où se généralise par ailleurs la lecture silencieuse, à travers laquelle une personne lit un livre par et pour elle-même.
Désormais avant de lire pour autrui, on lit pour soi, sans même remuer les lèvres. Mais pour cela faut-il encore de l’espace: de l’espace entre les mots, afin de bien les reconnaître, les uns après les autres; de l’espace entre les phrases, histoire de les soupeser sans crainte de les laisser s’échapper; de l’espace entre les paragraphes, pour ne pas se perdre, et, qui sait, s’appuyer sur eux afin d’aller plus loin, et s’évader hors de la page.
Mais revenons à ce livre que vous êtes en train de feuilleter et de humer par mon entremise – cette odeur d’encre fraîche, reconnaissable entre toutes. Oui, revenons à ce livre et rappelons-nous qu’avant l’art il y a, du moins chez certains ou certaines, la rage. Une rage de lire, surtout lorsqu’on n’a qu’un seul désir, «pratiquement irréalisable, complètement déraisonnable, utopique: être écrivain».
Tel fut le cas du jeune Michel Ragon (1924-2020) dont la formidable histoire est contée par un non moins formidable Thierry Maricourt. J’écris deux fois «formidable» car il me semble qu’ici, vis-à-vis de son sujet – Michel Ragon en chair et en os, ou plutôt en pages, colonnes et caractères typo –, le biographe est avant tout un pair. Face à l’autodidacte Ragon, il montre d’ailleurs qu’en matière d’autodidaxie il ne cède en rien ou presque, lui qui a été successivement, comme le dit la quatrième de couverture, «ouvrier d’imprimerie, bibliothécaire, libraire, éditeur…» ainsi bien sûr qu’auteur.
Prenez-en de la graine et regardez comment, sous sa plume, Michel, le gamin, surgit de la page: «Il ne sera ni militaire ni bourrelier.
Lira. Ecrira. Exercera mille métiers manuels ou intellectuels, d’abord du bas de l’échelle. Se faufilera. Creusera sa place. Avec ce leitmotiv: vivre de sa plume.»
Et lisez encore ceci:
«Il lit partout, à chaque instant. Dans son lit, un bougeoir tenu dans le pli du coude. Dans les rues, en marchant, comme tant d’autres autodidactes (bien qu’il ignore encore ce mot) contraints de voler du temps au temps car persuadés de ne pas en détenir suffisamment pour absorber la totalité du savoir, qu’ils devinent immense, infini, quitte à se heurter aux arbres ou aux réverbères; à se cogner aux passants, froissés par ce gosse qui oublie de leur présenter des excuses et dont les chimères, prennent-ils le ciel à témoin, engourdissent l’esprit.»
S’excuse-t-on lire? S’excuse-t-on de penser? Le jeune Ragon n’en a cure et sait qu’un jour son métier sera celui auquel il aspire. Mais avant cela, pour cela, commencer par le commencement. Etre interpellé par tout, absolument tout: «La construction d’un texte. L’emplacement des mots dans une phrase.» Tiens, comme aux premiers temps de la lecture silencieuse! Et le faire chaque jour, à propos de tout ce qui s’écrit au quotidien, dans la moindre feuille de chou. «Sans oublier l’ours (ou le colophon), cette liste des directeurs et des rédacteurs si précieuse pour savoir qui est qui […], qui fait quoi.»
Cela lui réussira. Michel Ragon deviendra écrivain, critique d’art et historien tout en demeurant capable, en bon lecteur qu’il fut dès le départ et sa vie durant, de laisser parler les autres. Mais ça, c’est une autre histoire.
Notes
Alexandre Chollier est géographe, écrivain et enseignant.