Chroniques

Conspirer

À livre ouvert

«Sans achat de livres, il n’y a pas d’émotion chez moi, c’est ainsi.»  Cela faisait longtemps que j’attendais de pouvoir placer cette citation d’Elias Canetti glanée dans son Livre contre la mort 1>Cf. Elias Canetti, Le livre contre la mort, Albin Michel, 2018.. Le prix Nobel 1981 de littérature fait sans aucun doute partie de ces bibliophages ayant conscience que leur appétit de livres déborde de loin leur capacité d’ingurgitation et que celui-là ne pourra être rassasié par aucun livre ni aucune lecture, et qu’il ne prendra fin qu’avec leur dernier souffle.

Je l’avoue sans peine, cette citation fait partie de celles, plurielles, qui me permettent de mieux me situer. Par certains aspects, elle a le don de me rapprocher de l’auteur en question. Et par d’autres de m’en écarter. Mon lieu de lecture devient un lieu distinct et relié à la fois, y trouvant ses azimuts ainsi qu’une assise bienvenue. L’assise tout d’abord: oui, je suis ému par certains livres et comme Canetti j’ai peine à réfréner le désir d’en acquérir de nouveaux. Les azimuts ensuite: cette émotion ne peut chez moi toutefois exister par la seule existence de l’objet. Pour être touché par un livre, encore faut-il que je le lise. Et d’autant plus vite suis-je touché, autrement dit dès les premières lignes ou les premières pages lues, et d’autant plus vaste est l’horizon qu’il ouvre en moi.

Le petit livre à la couverture jaune – marque de fabrique des éditions Verdier – de Marielle Macé2>Marielle Macé, Respire, Verdier, 2023. fait partie de ceux-ci. Avant même le corps du texte, c’est le titre qui interpelle. Sept lettres seulement, prenant pourtant du temps à être dites. Mieux, exigeant d’être dites lentement, comme dans un souffle: R e s p i r e. Sept lettres qui s’adressent à nous et nous obligent…à lire ces lignes où l’autrice dit l’amour qu’elle a pour ce qui «donne d’emblée de l’air: l’eau, le large, le calme, les retours, les départs, la fraternité, la parole vraie…» Lignes sonnant juste et dont la tonalité semble chevillée à l’acte même d’écrire, celui de faire respirer les mots avec l’espace les entourant.

Nous obligent aussi à remarquer que partout l’essoufflement guette, surtout lorsque, «la tête dans le guidon», nous peinons sous le joug de l’accélérationnisme ambiant et qu’il ne semble plus guère possible de lever le pied sous peine de trébucher et de perdre l’équilibre une fois pour toutes.

Nous obligent enfin à reconnaître que la respiration est d’abord et avant tout commune et que, plus que tout, c’est respirer avec les autres qui importe, autrement dit conspirer. Oui, «partager un souffle, c’est-à-dire aussi une sortie, une possibilité de fuite, un chant, qui opposent au moins leur santé rythmique, leur intensité de liens vrais et leur espérance à la métrique des maîtres».

Partager le souffle du père atteint par la farinose, l’asthme des boulangers. Un père qui sait que l’ennemi n’est pas tant la farine qu’«un état du monde (agricole, industriel, commercial)».

Partager l’exhalaison du végétal, la «respiration de la nature», sans quoi nous suffoquerions purement et simplement. Pas seulement parce que la nature est dispensatrice d’oxygène mais aussi parce qu’elle nous relie à quelque chose de plus vaste et nous rappelle que vivre c’est vivre prépositionnellement, «c’est toujours vivre de», vivre «pour, et par, et à travers, et parmi».

Cette dépendance exige en retour un engagement, une responsabilité. Chez Marielle Macé, ceux-ci prennent résolument la forme d’un dialogue renouvelé avec le langage, d’une soif de mots capables de décrire avec justesse notre condition de respirant. Sans surprise, alors, pose-t-elle devant nous des mots-jalons reconnaissables au premier coup d’oeil, des mots comme «souffle», «climat», «atmosphère», «environnement» ou encore «milieu».

Ce dernier m’est précieux, riche qu’il est d’une multitude de sens et de directions. L’occasion assumée de déboulonner quelques certitudes, d’imaginer, comme l’a bien vu Marielle Macé, un sujet «pas exactement ou seulement ‘actif’ ou ‘passif’, mais à la fois sujet et objet, à la fois affectant et affecté», cherchant sa voix comme d’autres cherchent leur direction. Et qui ici, grâce à de très belles pages, découvre soudain ce qu’est «la voix moyenne», cette forme verbale capable de révéler dans la langue «la réalité vivante d’un milieu».

La réalité d’un milieu, c’est d’être un monde en soi, à la fois porteur et poreux, sur lequel s’appuyer et au milieu duquel respirer. Avec les autres.

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Alexandre Chollier est géographe, écrivain et enseignant.

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lundi 8 janvier 2018

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