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Une désertion paradoxale

Carnets paysans

Parmi de multiples revendications, la mobilisation agricole de ces derniers mois pointe notamment l’incohérence des multiples injonctions qui sont adressées aux paysan·nes, et le décalage entre leurs réalités et un cadre institutionnel soutenant une écologisation de l’agriculture sans remise en question des fondements productivistes et libéraux de ses marchés.

Si l’opposition écologie-agriculture n’est pas aussi virulente en Suisse qu’ailleurs, la production agricole y est aussi tenue responsable d’une multitude de fonctionnalités, souvent antagonistes: produire à bas prix mais plus écologiquement, se moderniser mais demeurer les gardiens d’un paysage agricole traditionnel, investir constamment mais garantir la transmission de l’entreprise à un prix de vente accessible. Manifestement, les agriculteurs et agricultrices suisses attendent aussi une prise de conscience citoyenne et politique de la dureté, et parfois de l’absurdité, des conditions du travail de la terre dans un contexte actuel de libre-échange et d’une alimentation à bas prix.

Pourtant, en dépit de ces tensions croissantes, la profession agricole attire de plus en plus de jeunes gens. Il suffit pour s’en rendre compte, de regarder la hausse du nombre d’apprenti·es inscrit·es en apprentissage dans le secteur agricole. Selon l’Union suisse des paysans, les apprenti·es sont 10 % plus nombreux aujourd’hui que la moyenne des dix dernières années. Plusieurs facteurs expliquent cette augmentation d’effectifs, à commencer par l’évolution de la place des femmes dans l’agriculture qui rend leur présence plus importante dans les écoles, même si elles y demeurent minoritaires. Un deuxième facteur est la possibilité de plus en plus fréquente que plusieurs enfants d’une même famille se lancent dans un cursus agricole, reprenant ensuite la ferme familiale en association ou en laissant l’avenir décider lequel reprendra le domaine. Enfin, cette augmentation est aussi l’expression d’un intérêt croissant des «néoruraux» pour le travail de la terre, mis en lumière médiatiquement ces dernières années. S’il est le plus usuel, le mot «néorural» peine à rendre compte des motivations de ces personnes. Plus que d’habiter en zone rurale, ces «néopaysan·nes» aspirent à embrasser un mode de vie paysan et vivre de leur production. En tant que personnes non issues de familles agricoles, elles sont sans perspective de reprise d’une ferme familiale et partagent des difficultés d’accès à des terres, que ce soit par achat ou location.

Paradoxalement, l’augmentation du nombre de personnes formées dans les écoles d’agriculture ne se traduit pas par des installations agricoles et n’endigue en rien la diminution inquiétante du nombre de fermes en Suisse. Au contraire, cette jeunesse formée est souvent amenée à changer de secteur ou à chercher, parfois pendant plusieurs décennies, à accéder à des terres agricoles pour pratiquer la profession à laquelle elle se destinait. Quoique cette réalité soit connue et déplorée par les écoles d’agriculture, la dernière révision de la formation agricole suisse n’amène pas de piste d’inclusivité satisfaisante pour ménager une place aux profils hors succession familiale patrilinéaire. Le programme de la formation demeure destiné à accompagner des reprises intrafamiliales, alors même que près de la moitié des agriculteurs et agricultrices suisses partent à la retraite dans les deux prochaines décennies, et que seul un tiers de ces exploitations comptent sur une reprise par leurs enfants. Malgré ce contexte inquiétant, l’institut de recherche Agroscope aurait cessé la récolte des données sur les perspectives de transmissions des fermes, détournant le regard d’une problématique qui va en s’aggravant, un retrait répondant aux choix de l’Union suisse des paysans et de l’Office fédéral de l’agriculture.

Le programme des écoles n’est que le reflet du cadre politique choisi pour l’agriculture des prochaines décennies. Un secteur agricole prenant le risque de ne pas renouveler sa population active n’aura guère le choix de son évolution. Loin du maintien d’une agriculture paysanne diversifiée, écologiquement soutenable et de petite échelle, la production agricole se poursuivra au prix d’une dépendance accrue aux énergies fossiles, aux technologies et à la spécialisation des filières, un thème qui fera l’objet d’un prochain Carnet Paysan.

*Doctorante en sciences de l’environnement sur les questions agricoles

Opinions Chroniques Mathilde Vandaele Carnets paysans

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mercredi 9 octobre 2019

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