Chroniques

Un projet gouvernemental (2/4)

Carnets paysans

Dans son roman d’anticipation Le pianiste déchaîné (1952), Kurt Vonnegut imagine une société planifiée par des ingénieurs pour assurer l’essentiel de la production sans êtres humains. L’action est racontée du point de vue de Paul Proteus, un des auteurs de la planification. Celui-ci découvre peu à peu, par l’entremise de Lasher, pasteur et anthropologue, l’inhumanité du système qu’il a mis en place. Le rapport «Orientation de la future politique agricole» publié fin juin par le Conseil fédéral pourrait bien avoir été rédigé par quelque descendant·e de Paul Proteus (notre chronique du 26 juillet, premier volet de la série). D’abord parce qu’il est tout entier tendu vers l’innovation technique et l’augmentation de la productivité – j’y reviendrai dans une prochaine chronique. Ensuite parce que les questions de stratégie politique en sont totalement absentes. C’est sur cet aspect que je vais me concentrer ici.

Sur les 81 pages du rapport, trois sont consacrées au chapitre intitulé «Mise en œuvre» et il s’agit pour l’essentiel d’un calendrier parlementaire. Pour le reste, le document dessine une utopie agricole dans laquelle innovation technique et incitations financières contribuent à l’autosuffisance alimentaire, à la réduction des émissions de gaz à effet de serre et à une alimentation saine de la population. Le rapport prévoit même que, à l’horizon 2050, «les perspectives économiques et sociales dans l’agriculture sont si bonnes qu’il est intéressant pour de jeunes professionnels de se lancer dans ce secteur et que les investissements nécessaires sont réalisés. Les personnes actives dans ce secteur bénéficient d’une bonne qualité de vie et les familles paysannes sont couvertes par la sécurité sociale.» (p. 55)

Croirait-on par hasard à l’administration fédérale que c’est faute d’y avoir pensé jusqu’à présent que les conditions sociales des salarié·es agricoles sont déplorables? Serait-ce un oubli si «les personnes actives dans ce secteur» n’entrent pas dans le champ d’application du droit du travail? Et si tel était le cas, pourquoi attendre 2050 pour y remédier?

Plus loin, on trouve l’objectif suivant: «Les coûts environnementaux et sociaux sont pris en compte dans les prix de marché des denrées alimentaires et les consommateurs connaissent les effets écologiques et sociaux des denrées alimentaires grâce à une information transparente.» (p. 57) Pense-t-on sérieusement que c’est une erreur qu’il suffirait de corriger si Landi vend du chenin blanc d’Afrique du Sud (oui, d’Afrique du Sud) à 5,60 francs le litre tandis que le chasselas romand vaut 7,90 francs?

Les structures sociales de la production agroalimentaire ont été construites historiquement en fonction d’intérêts spécifiques qui sont essentiellement ceux du patronat industriel. Celui-ci a besoin de prix alimentaires bas et stables pour maintenir des salaires bas. Il a besoin en outre d’écouler des machines et des produits chimiques. Pour défendre ces intérêts, le patronat industriel a, depuis le XIXe siècle, constamment renouvelé des alliances avec l’organisation paysanne hégémonique, alliances de moins en moins favorables aux paysan·nes elles-mêmes et de plus en plus à une élite agraire proche des grands groupes coopératifs comme Fenaco. L’historien Werner Baumann relève à juste titre dans le Dictionnaire historique de la Suisse que: «La base de ce ‘mariage de raison’ entre industrie et agriculture fut que l’Union suisse des paysans ne remit jamais en question l’Etat industriel et que, malgré tous les discours sur le maintien de la paysannerie, elle accepta la modernisation (technique, comptable) des exploitations et donc le changement des structures et la diminution constante du secteur agricole.»

C’est l’état présent de cette alliance séculaire que devrait analyser un rapport d’«orientation de la future politique agricole». Mieux, si les objectifs ambitieux affichés dans le texte du Conseil fédéral ne sont pas que de la poudre aux yeux, le rapport devrait expliquer par quelle stratégie politique cette alliance pourrait être brisée. Mais il n’en est rien, car, comme Paul Proteus, les auteur·es du rapport n’ont foi que dans un idéal techniciste, un idéal dont la poursuite ne peut mener qu’aux révoltes les plus réactionnaires comme celle que l’on vient d’observer aux Pays-Bas.

Rendez-vous vendredi 9 septembre pour le 3e volet de la série.

Frédéric Deshusses est observateur du monde agricole.

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mercredi 9 octobre 2019

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