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Vers un droit à l’alimentation?

Carnets paysans

Celles et ceux qui en ont le droit pourront voter le 18 juin prochain sur l’inscription dans la Constitution cantonale du «droit à l’alimentation». Plusieurs organisations défendant l’agriculture paysanne (Uniterre, Mouvement pour une agriculture paysanne et citoyenne) s’associent à la campagne en faveur de cette mesure, soulignant qu’elle constituera le socle d’une politique publique d’accès à l’alimentation actuellement inexistante.

Le droit constitutionnel à l’alimentation a trouvé une majorité au Grand Conseil et si le corps électoral est appelé à se prononcer, c’est seulement parce qu’il s’agit d’une modification de la Constitution qui est donc soumise à un référendum obligatoire. Les opposant·es se font très discrèt·es et il y a tout lieu de penser que ce droit constitutionnel figurera dans le texte juridique fondamental du canton au lendemain du 18 juin.

Mais qu’en sera-t-il de la mise en œuvre? L’article soumis à votation est rédigé de façon très abstraite, comme il convient dans une constitution: «Le droit à l’alimentation est garanti. Toute personne a droit à une alimentation adéquate, ainsi que d’être à l’abri de la faim.» Dans son communiqué de presse du 9 mai dernier, le Comité pour le droit à l’alimentation appelle à ne pas en rester au niveau constitutionnel et à élaborer, dans la foulée du vote, une loi d’application.

C’est là sans doute que la large coalition réunie au parlement et dans le Comité pour le droit à l’alimentation commencera à se fissurer. Pour s’en convaincre, il suffit de poser la question du droit à l’alimentation sous un autre angle. Pourquoi un besoin aussi évident que celui de se nourrir doit-il être inscrit dans un texte juridique pour avoir quelque chance d’être réalisé?

Le fait que tout le monde ne puisse accéder à une alimentation convenable n’est pas le résultat de forces mystérieuses ou abstraites. C’est l’effet de l’organisation de notre système économique qui parvient à produire, en même temps, la pénurie et la surproduction parce qu’il n’est orienté que vers le profit. Ce n’est pas parce que peu d’aliments étaient disponibles que tant de personnes ont dû se tourner vers les distributions alimentaires dès le début de la pandémie de Covid-19.

C’est parce que leur pauvreté les empêchait d’accéder à des aliments au moment même où l’arrêt de la restauration collective imposait de détruire ou de stocker des quantités considérables de denrées. En France, 450 000 tonnes de pommes de terre ont été détruites ou méthanisées au mois de mai 2020. En Suisse, l’équivalent de 3 millions de francs de viande de bœuf a été congelée en toute hâte par la Confédération à la même époque.

L’une des propositions actuelles les plus stimulantes au sujet du droit à l’alimentation est celle élaborée par le Réseau salariat et Ingénieurs sans frontières dans le sillage des théories de Bernard Friot sur le salaire à vie. Il s’agit de la sécurité sociale de l’alimentation, un système qui s’inspire de la Sécurité sociale française telle qu’elle est mise en place dans l’immédiat après-guerre sous l’impulsion de ministres communistes comme Ambroise Croizat. Dans une critique vigoureuse des positions de Friot, la philosophe marxiste Isabelle Garo souligne que des dispositifs comme la sécurité sociale de l’alimentation ou le salaire à vie n’impliquent nullement par eux-mêmes une rupture avec la dynamique capitaliste. Cette nécessaire rupture, conclut Garo, ne peut s’envisager que dans un cadre conflictuel que les élaborations technocratiques ont tendance à dissimuler.

La critique vaut, me semble-t-il, comme un avertissement aux futures rédactrices et rédacteurs de la loi d’application. Si le droit constitutionnel à l’alimentation peut être envisagé comme un premier pas vers un meilleur accès aux denrées alimentaires, il ne produira rien de très concret à lui seul. Pour qu’il existe en réalité, il faut un mouvement social assez puissant pour modérer la cupidité de celles et ceux qui profitent des pénuries et des surproductions.

Frédéric Deshusses, observateur du monde agricole.

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mercredi 9 octobre 2019

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