Chroniques

Un cinéma d’auteur au-dessus des lois

Les écrans au prisme du genre

La face cachée de l’exception culturelle française. Les plaintes qui se multiplient dans l’Hexagone pour viols et agressions sexuelles contre des cinéastes héritiers éminents de la Nouvelle Vague (Philippe Garrel, Benoît Jacquot, Jacques Doillon) sont un témoignage accablant d’une dérive proprement française du «culte de l’auteur» pratiqué par les institutions culturelles dédiées au cinéma.

En France, la volonté de donner une légitimité culturelle au cinéma, désigné comme 7e art, a entraîné depuis les années 1960 le culte de «l’auteur» sur le modèle littéraire, intronisant le réalisateur comme seul auteur du film, malgré la multiplicité des collaborations artistiques et des contraintes économiques spécifiques au cinéma. Dans la tradition romantique de l’artiste dont le génie solitaire engendre une œuvre qui échapperait aux déterminations sociales, le réalisateur qui accède au statut d’auteur est autorisé à tous les abus sous prétexte de donner libre cours à son inspiration. Contrairement à l’industrie hollywoodienne, où des syndicats font face au pouvoir des studios dans tous les métiers, la France a privilégié un modèle artisanal qui fonctionne sur des réseaux personnels et favorise l’arbitraire et les listes noires.

Les pratiques systémiques de harcèlement et d’agression sexuelle sur les plateaux de tournage ont été confirmées par de nombreux témoignages de personnes agressées. Les jeunes actrices sont les premières victimes de ces pratiques parce qu’elles débutent dans leur carrière et sont soumises à une hiérarchie sans contre-pouvoir. Cette banalisation du droit de cuissage, déguisé en histoire de Pygmalion qui exprime son génie en «révélant» une inconnue, s’apparente souvent à un rapport incestueux entre un réalisateur d’âge mûr et une très jeune femme à peine pubère, bien incapable de résister au prestige de l’artiste réputé qui l’a «élue».

La liberté de création artistique qui consiste en «la capacité de matérialiser, sans contraintes, une ou plusieurs œuvres, de formes diverses, dans un domaine artistique» a été réaffirmée en France par la loi du 7 juillet 2016. Elle aboutit à légitimer que l’artiste puisse se placer au-dessus des lois, sous prétexte d’exprimer le caractère «transgressif» de son génie. Dans les faits, cette assimilation du réalisateur de film à un artiste dont il faut protéger la liberté de création a permis à Polanski de continuer à faire des films en France dans un cadre plus que confortable, alors qu’il est toujours poursuivi pour agression sexuelle sur mineure aux Etats-Unis, sans parler des autres plaintes qui se sont multipliées depuis. De même, le procès pour inceste fait à Woody Allen aux Etats-Unis, dont il s’est sorti grâce à des arguties largement discutables, l’empêche désormais de faire des films dans son pays, alors qu’il continue à avoir un fan club parmi les critiques et le public cinéphile français.

Cette sacralisation de la liberté de création a pour effet d’interdire tout regard critique sur l’œuvre d’un cinéaste dès lors qu’il est intronisé comme «artiste» par ses pairs et par les institutions ad hoc (Festival de Cannes, Cinémathèque française, Centre national du cinéma, Commission d’avance sur recettes, où les mêmes personnes sont tour à tour attributeurs et bénéficiaires des aides). Depuis la Nouvelle Vague, les critiques sont devenus des «passeurs» (Serge Daney), grands prêtres du culte de l’auteur, dont on se contente de louer les choix thématiques et formels sans jamais porter un regard critique sur leur vision du monde. Or, les «transgressions» dont se prévalent beaucoup de cinéastes s’apparentent souvent à l’expression de fantasmes masculins totalement indifférents aux questions de consentement ou de respect des partenaires.

Depuis les années 1970 a émergé un cinéma écrit et réalisé par des femmes qui propose souvent un autre regard sur les rapports entre les femmes et les hommes. Mais leur nombre n’a toujours pas atteint le seuil critique qui modifierait le modèle dominant du cinéma d’auteur. Et beaucoup de films de femmes reconduisent l’asymétrie genrée qui règne aussi bien dans le cinéma de genre que dans le cinéma d’auteur.

* Historienne du cinéma, www.genre-ecran.net

Opinions Chroniques Geneviève Sellier Les écrans au prisme du genre

Chronique liée

Les écrans au prisme du genre

mercredi 27 novembre 2019

Connexion