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«A plein temps»: trop, c’est trop!

Les écrans au prisme du genre

Au fur et à mesure que se déroulait sur l’écran le film A plein temps, j’étais de plus en plus mal à l’aise devant ce que je qualifierai de sadisme du réalisateur vis-à-vis de son personnage: Laure Calamy incarne Julie, une mère de deux enfants habitant en grande banlieue, femme de ménage dans un palace parisien, confrontée à une grève générale des transports au moment où elle tente de décrocher un emploi correspondant davantage à son niveau de qualification (elle a fait un master de gestion). Dans le même temps, elle doit aussi faire face à la défection de la femme âgée qui garde ses enfants avant et après l’école.

Elle décide de louer un trampoline pour l’anniversaire de son fils, une fête où elle invite toute sa classe; le père absent ne répond plus au téléphone et ne paye plus la pension alimentaire. Surtout, elle est absolument seule pour faire face à cette avalanche de problèmes: elle évite sous prétexte de surmenage sa seule amie (Agathe Dronne); le père d’un des enfants qui semble s’intéresser à elle fuit devant son baiser; elle est dénoncée par ses collègues de travail quand elle s’absente pour aller à un entretien d’embauche; elle se fait brutalement licencier (le droit de travail n’existe pas dans ce palace?) et sa carte de paiement est refusée. Et la recruteuse qui devait la rappeler est en déplacement… Et tout ceci pendant une grève générale des transports parisiens…

C’est d’ailleurs cette circonstance particulière qui trahit son auteur: il ne s’agit pas de décrire «objectivement» les difficultés des femmes ordinaires, mais d’inventer les conditions exceptionnelles qui transforment ces difficultés en cauchemar… Finalement, en se fantasmant comme deus ex machina, après avoir écrasé son personnage sous cette avalanche d’emmerdements dans un geste typique d’auteur démiurge, Eric Gravel lui accorde sa grâce: dans le dernier plan, Julie reçoit un coup de téléphone lui annonçant qu’elle est embauchée…

Ce procédé qui consiste, sous prétexte d’illustrer le tragique de la condition humaine, à accabler le ou la protagoniste d’une suite implacable de malheurs petits et grands était déjà celui qu’employait Eric Rohmer dans Le Signe du lion en 1962, où un très antipathique musicien d’avant-garde vivait une véritable déchéance jusqu’à la clochardisation dans un Paris désert au mois d’août, avant que l’auteur ne lui accorde la rédemption finale d’un héritage inattendu.

Soixante ans plus tard, la protagoniste d’A plein temps est en revanche une icône des temps modernes, une travailleuse de la «première ligne» qui élève seule deux enfants en bas âge, incarnée par la très sympathique Laure Calamy dont la performance dans Antoinette dans les Cévennes a été unanimement célébrée. De là à ce que le film soit perçu comme féministe, il y a pourtant un grand pas que nous nous garderons de franchir. En effet, ce qui manque à ce personnage, c’est la conscience de sa situation et la capacité d’agir. Dans une tradition misérabiliste qu’on peut faire remonter à Zola, les pauvres sont montrés comme des victimes, certes, mais surtout comme des créatures ballottées par des forces qui les dépassent et sur lesquelles ils ou elles n’ont aucune prise. Souvent même, ils ou elles en rajoutent involontairement dans leur malheur (la location d’un trampoline sur lequel le petit garçon va se casser le bras). La façon même dont Julie/Laure Calamy est filmée, constamment en train de courir ou travaillant à toute vitesse sans la moindre pause ni le moindre échange autre qu’utilitaire, la construit comme un être totalement aliéné à sa condition. La caméra d’Eric Gravel est celle d’un entomologiste qui scrute son personnage comme un insecte dont on s’amuse à éprouver les réflexes à des fins d’expérimentation.

Sous prétexte de montrer les difficultés auxquelles se heurtent les femmes dans la société contemporaine, certains cinéastes (masculins) se plaisent à les plonger dans les situations les plus extrêmes, à leur faire subir les pires avanies, avant de les sauver in extremis… On trouve le même schéma dans L’Etreinte de Ludovic Bergery (2020) où Emmanuelle Béart, veuve et sans ami·es ni famille, incarnait la solitude extrême d’une femme de 50 ans. Un des indices de cette vision masculine et surplombante de la «condition féminine» est l’absolue solitude dans laquelle ils enferment leur personnage, évacuant de leur histoire la pierre angulaire de l’émancipation féminine contemporaine: la solidarité entre femmes.

Geneviève Sellier est historienne du cinéma, www.genre-ecran.net

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mercredi 27 novembre 2019

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