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Goodbye, mister Negri

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Philosophe militant d’envergure internationale, Toni (Antonio) Negri nous a quittés en décembre dernier, à l’âge canonique de 90 ans.
Après des intermèdes au sein des jeunesses catholiques puis du Parti socialiste, le Padouan se convertit au communisme à l’occasion d’un séjour dans un kibboutz, au mitan des années 1950. Ne se retrouvant ni dans le réformisme du Parti communiste italien ni dans le socialisme «grossier» de l’URSS, ni même dans la téléologie hégéliano-marxiste, Negri défend l’autonomie ouvrière et contribue, en 1961, à fonder le courant de l’opéraïsme: avec ses camarades, il analyse l’exploitation dans les faits, mène des enquêtes ouvrières, organise la révolte. Arrêté en 1979, on l’accuse de complicité avec les Brigades rouges dans l’assassinat du chrétien-démocrate Aldo Moro. Bien que détenu, condamné à trente ans de prison, Negri est élu député en 1983 – statut qui le dotera de l’immunité de parlementaire. Celle-ci bientôt levée, le révolutionnaire fuit en France. Protégé par la «doctrine Mitterrand» (qui renonce à extrader les anciens terroristes d’extrême gauche – excepté s’ils se sont montrés coupables de crimes de sang), il enseigne les sciences politiques à l’Université de Paris VIII, notamment, avant de retourner volontairement dans la Péninsule, en 1997, afin d’y purger sa peine. Après six ans de réclusion, il bénéfice d’une libération définitive.

Ce dernier quart de siècle, Negri était considéré comme l’une des plus hautes figures de l’altermondialisme. Doué d’une agile intelligence, capable de productions dramatiques (Trilogie de la différence) et philosophiques (L’Anomalie sauvage. Puissance et pouvoir chez Spinoza), de gloser Job (Job, la force de l’esclave) ou Leopardi (Lent genêt. Essai sur l’ontologie de Giacomo Leopardi), Negri restera avant tout le tenant d’un renouveau de la perspective communiste, l’auteur de nouvelles catégories pour interpréter et transformer le monde.

La crise du socialisme et celle de la militance moderne sont liées, d’après lui, 1) à une métamorphose de l’organisation du travail, 2) à un ancrage biopolitique de la souveraineté, ainsi que 3) à la globalisation. Negri prédit, en effet, l’«hégémonie tendancielle du travail immatériel» (intellectuel, scientifique, cognitif, relationnel, communicatif, affectif, etc.); les moyens de production deviennent progressivement internes aux «singularités» laborieuses – d’où la foi dans une forme d’autonomisation de la force de travail. La deuxième évolution pointée tient au biopouvoir – à la gestion de la santé, de l’hygiène, de l’alimentation, de la natalité, de la sexualité, de tous les aspects de la vie dans le but d’obtenir une meilleure domestication de la force de travail. La globalisation des processus économiques, enfin, met définitivement en crise – d’après le penseur italien – les concepts d’Etat-nation, de peuple et de souveraineté.

Puisant à des sources majuscules (Machiavel, Spinoza, Marx, Foucault, Deleuze, etc.), ses spéculations se cristallisent dès lors autour de deux concepts essentiels: ceux d’empire et de multitude – développés dans des ouvrages éponymes au retentissement planétaire rédigés avec Michael Hardt: Empire (2002) et Multitude (2004). Force ayant emporté la «guerre civile» du XXe siècle, l’empire est caractérisé, donc, par la mondialisation des échanges, le déclin de la souveraineté des Etats-nations, mais pas celui de la souveraineté elle-même: de fait, l’empire est le sujet politique qui règle les échanges et gouverne le monde. A la différence des impérialismes, il n’a pas de centre: c’est un appareil de pouvoir déterritorialisé; aussi appelle-t-il – de la part des tenants de l’émancipation – l’éclosion d’une citoyenneté mondiale.

Partant, l’idée de multitude caractérise, elle, un «sujet arlequin», une forme politique émergente que ne recouvre pas l’idée traditionnelle de «classe ouvrière» industrielle, d’«ouvrier-masse» taylorisé. La multitude résulte de la collaboration entre sujets sociaux singuliers, non homogènes (puisqu’elle intègre les travailleurs industriels comme les travailleurs de l’immatériel). Tandis que l’empire est dépendant de la multitude et de sa productivité sociale, la multitude, elle, est potentiellement autonome; ses moyens de production tiennent plus que jamais aux esprits et aux muscles de singularités reliées entre elles dans des réseaux de coopération, sans distinction de nation ni de continent, qui sont, dès lors, capables de «faire société» à eux seuls, d’informer une dynamique démocratique étrangère aux conceptions transcendantales et liberticides du pouvoir. Une dynamique investissant un commun réticulaire irréductible aux deux catégories modernes du public et du privé.

L’abandon des conceptualisations façonnées par le socialisme «scientifique» (discuté notamment dans Goodbye mister socialism paru en 2007 au Seuil) n’a pas convaincu tous les courants de la transformation sociale. Pour certain·es – dont les philosophes Etienne Balibar et Pierre Macherey –, la multitude se révèle incapable d’incarner une instance unitaire; elle ne saurait constituer – en l’état –une force antisystémique susceptible de mener une lutte politique efficace.

Pour paraphraser le Pascal des Pensées, la vérité a ses époques. Pointant des tendances de longue portée, la réflexion de Negri a pu sembler dévaluer trop précipitamment les modes de lutte hérités; elle nous incite, toutefois, positivement à croiser résistance tenace et imagination prospective.

Mathieu Menghini est historien et théoricien de l’action culturelle (mathieu.menghini@sunrise.ch).

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lundi 8 janvier 2018

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