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La solitude de l’atome

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Il y a quelques jours, la chaîne européenne ARTE diffusait un intéressant documentaire – sobre, dense, efficace – sur le thème «Etre pauvre, est-ce manquer d’argent?» On y revenait sur les transformations de l’organisation sociale intervenues avec la Révolution industrielle des XVIIIe et XIXe siècles. Difficile, après cette mutation, après l’appropriation privée des communaux, de survivre hors marché sur un lopin champêtre. Depuis ce que Karl Marx appellera «l’accumulation primitive» et le mouvement des enclosures (in Le Capital I, Huitième section), le travail devient une marchandise et les travailleurs se trouvent sommés de vendre leur énergie et leur intelligence sur un marché. On sait, au XIXe siècle, le sort effroyable réservé aux exploités, aux enfants-travailleurs, à la vieillesse sans pension, aux citadins massés dans des taudis, etc.

«Philanthropes», certains puissants ont condescendu alors à s’intéresser à la pauvreté (à la vérité, aux mesures susceptibles d’éviter que ne tremble l’ordre social); ils s’avérèrent cependant plus réticents à l’idée d’évoquer les inégalités – un tel sujet imposant de visibiliser l’indécente opulence des fortunés.

Soucieux d’émancipation, désireux d’établir une démocratie vraie permettant l’épanouissement de la personnalité humaine, Marx use, lui, d’un vocabulaire différent pointant d’autres déterminants : il distingue, d’un côté, la minorité des détenteurs des grands moyens de production et d’échange, de l’autre, le prolétariat. La question de la capacité à orienter les circonstances de sa vie excède, ici, la stricte dimension morale ou sociale.

Dans le documentaire d’ARTE – largement basé sur les réflexions du sociologue de l’Université libre de Bruxelles Daniel Zamora, la dépendance du prolétariat, sa précarité, est présentée comme un état permanent de «pauvreté virtuelle». Par ses luttes, dans le monde occidental en particulier, le mouvement ouvrier est toutefois parvenu – un temps – à affermir sa situation, à arracher des avancées de natures et d’intensités diverses selon les pays: un droit du travail, une sécurité sociale et des services publics. Ces «conquis sociaux» ont objectivement sinon puissamment contribué à réduire les inégalités et, partant, relativisé le revenu comme indicateur de la qualité de vie. De fait, les Allemands de l’Est qui trouvèrent du travail après la Réunification n’en crurent pas leurs yeux lorsqu’ils recueillirent leur fiche de salaire. Comparée à leur rémunération antécédente, la somme nominale indiquée paraissait bien supérieure à celle précédemment perçue; ils déchantèrent quelque peu ensuite constatant qu’à celle-ci ne s’ajoutaient plus certains services publics et autres droits sociaux développés en RDA.

Depuis cinquante ans, depuis les années 1970 et l’affaissement du contre-modèle de l’URSS, depuis les expériences menées, dès 1973, sous la dictature du général Pinochet au Chili et sur les conseils des épigones de Milton Friedman, depuis l’intransigeante politique budgétaire qui suivit la crise fiscale de l’Etat de New York en 1974-5, nous sommes entrés dans l’ère néolibérale. L’Etat social est houspillé, accusé – premièrement – d’être trop coûteux, d’entraver la compétitivité des exportations sur des marchés désormais mondialisés et, secondement, de standardiser les besoins sociaux, d’attenter au goût si ce n’est à la liberté individuels.

Edité par Les idées larges, le documentaire cité reprend alors la question paradigmatique de notre époque: «Vaut-il mieux avoir des services publics ou du cash? Des droits sociaux ou du pouvoir d’achat?» Peut-on faire communauté en disqualifiant le citoyen solidaire au profit du seul consommateur atomisé ?

La pente actuelle est nettement à l’abaissement des droits sociaux, à la privatisation de l’esprit des services publics (quand ce n’est pas à la privatisation des services eux-mêmes) et à l’écornage du principe de solidarité universelle. Au langage des droits succède effectivement de plus en plus celui de l’assistance individuelle inévitablement plus stigmatisante et génératrice – entre autres facteurs – de «non-recours» à l’aide pourtant convenue.

Prolongeons la réflexion portée par ARTE et lançons-nous dans une projection dystopique: la poursuite du détricotage des conquêtes d’un siècle de luttes pourrait bien nous ramener à un état antérieur – celui de la «sociabilité primaire» (pour reprendre la formule du sociologue Alain Caillé). Un état dans lequel la désaffiliation sociale était – dans le meilleur des cas – atténuée par la solidarité de la famille, celle de la paroisse ou celle, encore, des corporations professionnelles. «Dans le meilleur des cas», écrivons-nous, car au fur et à mesure de la complexification de la société, cette sollicitude fut conditionnée de manière toujours plus serrée: l’étranger, le pauvre valide, par exemple, en étaient exclus.

Qu’adviendrait-il si nous devions, aujourd’hui, au troisième millénaire, en revenir à ladite sociabilité? Nul doute que le tableau serait alors plus sombre: la religion reliant les êtres plus lâchement qu’avant, la famille s’étant nucléarisée (sinon disloquée) et les corporations s’étant – pour la plupart et de longue date – dissoutes (dans leur fonction de protection rapprochée, du moins).

Notre exercice prédictif nous impose de conclure en envisageant deux alternatives au dramatique esseulement des individus: le déploiement de nouvelles solidarités fondées soit sur un identitarisme exacerbé et belliqueux, soit sur une conscience humaine universaliste.

*Historien et praticien de l’agir et de l’action culturels

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lundi 8 janvier 2018

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