Le long chemin des victimes chiliennes
Affaire emblématique pour le Chili, les «Quemados» (les Brûlés) ont enfin obtenu justice vendredi après quarante ans d’impunité. Quatre militaires de la dictature d’Augusto Pinochet (1973-1990) ont été condamnés à vingt ans de prison pour l’assassinat de deux très jeunes Chilien·nes. Le 2 juillet 1986, en pleine grève contre le régime, une patrouille militaire avait battu, arrosé de carburant et brûlé Carmen Gloria Quintana, 18 ans, étudiante, et Rodrigo Rojas de Negri, 19 ans, photographe. Non, les victimes ne s’étaient pas immolé·es elles-mêmes avec des bombes incendiaires camouflées sous leurs vêtements comme le prétendait le régime!
Alors que le Chili vient de commémorer les cinquante ans du coup d’Etat contre le socialiste Salvador Allende, ce jugement apporte une pierre de plus à l’édifice de la justice qui se construit, certes avec une lenteur plus que désespérante, depuis vingt-cinq ans. L’arrestation provisoire de l’affreux Pinochet lui-même en 1998 au Royaume-Uni avait marqué les débuts de cette quête. Malgré de nombreux ratés, la cause progresse au Chili pour les quelque 1500 détenu·es-disparu·es, les 3200 assassiné·es et les 40 000 personnes torturées ainsi que pour leurs familles.
Au dernier pointage en juillet 2023, la justice pénale avait rendu des verdicts dans 530 dossiers de crimes contre l’humanité, et 2000 autres enquêtes étaient ouvertes. Deux cent trente-quatre agents de l’ancien régime sont en prison pour leurs crimes et des dizaines d’autres – 57 rien que cette année – n’y ont échappé que parce qu’ils sont décédés entre-temps, souvent de vieillesse…
Le mouvement s’est accéléré en 2023, sans doute à l’approche de la commémoration et sous l’impulsion du nouveau gouvernement de centre-gauche de Gabriel Boric, lequel vient de lancer un plan de recherche des disparu·es de la dictature (Le Courrier du 8 septembre): «Entre fin 2022 et octobre 2023, la Cour suprême chilienne a rendu un nombre record de 67 verdicts. Il s’agit de la plus grande vague de condamnations jamais entérinée», constate Cath Collins, directrice de l’Observatoire de la justice transitionnelle de l’Université Portales, à Santiago du Chili, pour le site justiceinfo.net.
On aimerait constater un même empressement de la part du gouvernement de Gabriel Boric à indemniser les victimes de violations des droits humains pendant le soulèvement populaire de 2019 et éviter qu’une telle répression puisse se reproduire. Une insurrection qui a d’ailleurs mené à l’élection du jeune président en 2022. Malheureusement, malgré la création d’un «pacte de création intégrale», des lenteurs sont dénoncées par des associations des victimes. Et, surtout, le gouvernement a accru les pouvoirs des policiers et leur liberté d’utiliser leur arme de service, ce qui suscite un sentiment de trahison dans les mouvements sociaux.
Au-delà, le nouveau pouvoir «progressiste» de Boric peine à adopter des réformes sociales et économiques d’ampleur qu’il avait promises et est accusé de continuer à réprimer le peuple Mapuche dans le sud du pays. Une déception générale se fait sentir dans le pays, au risque de faire revenir au pouvoir une droite nostalgique de la dictature et de sa violence, comme en Argentine avec l’élection du fanatique ultralibéral Javier Milei élu en décembre dernier.