Amnésie argentine
C’est une catastrophe. L’Argentine a élu à sa tête Javier Milei, un fanatique libertarien nostalgique de la dictature. L’économiste de profession avait annoncé vouloir réduire l’Etat à sa plus simple expression sécuritaire, revenir sur le droit à l’avortement, privatiser les services publics et dollariser l’économie. L’échec de son alter ego au Brésil, Jair Bolsonaro, qui a gouverné entre 2019 et 2022 sur un programme similaire, n’a pas semblé refroidir les 56% d’Argentin·es tenté·es par cette dérive ultraconservatrice. Ils et elles n’ont pas non plus vu de contradiction à choisir un candidat voulant appliquer les recettes néolibérales de l’école de Chicago, celles-là mêmes qui ont conduit l’Argentine à la ruine à plusieurs reprises de manière si spectaculaire.
La dictature du général Jorge Videla (1976-1981) avait déjà scrupuleusement mis en œuvre les formules magiques de Milton Friedman relatives à l’ouverture du commerce, à la dérégulation financière et aux privatisations. Avec pour résultats une première destruction du tissu social et industriel de l’époque, l’explosion de la misère et la création des conditions de l’inflation chronique dont souffre le pays.
L’approfondissement de cette politique dans les années 1990 sous le président Carlos Menem, auquel Javier Milei ressemble furieusement, a conduit littéralement le pays à la faillite en 2002 – comme l’a documenté le film Mémoire d’un saccage (2004). «Que se vayan todos!» (qu’ils s’en aillent tous!) scandait alors la foule, qui faisait paradoxalement appel au même dégagisme envers la classe politique que celui qui a permis aujourd’hui l’élection de Javier Milei. En 2015, l’arrivée au pouvoir du néolibéral Mauricio Macri a jeté à nouveau le pays dans les griffes du FMI.
«Un peuple qui ne connaît pas son histoire est condamné à la revivre», avait dit Winston Churchill. L’amnésie argentine, savamment entretenue à droite, explique aussi pourquoi il n’a pas non plus paru scandaleux à une majorité de la population d’élire dimanche Victoria Villarruel comme vice-présidente. Fille d’un militaire poursuivi pour crimes contre l’humanité, la colistière de Milei préside le Centre d’études légales sur le terrorisme, une organisation qui nie les crimes commis pendant la dictature militaire, laquelle a fait plus de 30’000 victimes.
La gauche argentine devra faire son propre examen de conscience et reconnaître ses insuffisances béantes. Car l’élection de dimanche est davantage un vote sanction contre le centre-gauche incarné par le candidat Sergio Massa, le président Alberto Fernandez (2019-2023) et, au-delà, par Nestor et Cristina Kirchner qui ont gouverné le pays entre 2002 et 2015, qu’un soutien réel à l’extrême droite. Malgré ses succès indéniables – en particulier par la réduction de plus de moitié de la pauvreté dans plusieurs pays –, la gauche latino-américaine au pouvoir s’est en définitive montrée incapable de répondre aux aspirations d’une majorité de la population dans le corset de la mondialisation capitaliste.
Espérons que le désastre qui attend les travailleur·euses, les pauvres, les autochtones et les militant·es de gauche en Argentine suscitera des mouvements de résistance capables de déboucher sur des solutions politiques plus conséquentes.