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Dans la rue, entre légalité et stigmatisation

Droits des personnes travailleuses du sexe

En Suisse, le travail du sexe (TDS) est autorisé au niveau fédéral depuis 1942 (dès 1992 pour la «prostitution» masculine). Mais sa légalité n’est pas la garantie de son exercice sans entrave, les cantons et communes étant compétents pour prévoir des restrictions géographiques et temporelles au TDS. Le canton de Genève a par exemple interdit le TDS de rue sur l’ensemble de son territoire en 1975. Le Tribunal fédéral a toutefois jugé que l’interdiction sur tout un territoire cantonal ou communal est impossible, car elle ne respecte pas le droit fondamental de la liberté économique, et plus précisément le principe de proportionnalité 1> Dans la rue, entre légalité et stigmatisation . Seule une interdiction partielle sur un territoire est conforme à ce droit fondamental 2> Ibid. .

Une tendance à la limitation géographique du TDS s’observe en Suisse, où cette activité est souvent reléguée en périphérie des villes, dans des zones toujours plus réduites. En 2014, le Conseil d’Etat genevois proscrit le TDS dans l’ensemble du quartier résidentiel des Tranchées. Seul le boulevard Helvétique demeure un terrain praticable. Trois ans plus tard, le Conseil d’Etat retranche de cette zone les deux rampes reliant le boulevard à la rue Emilie-Gourd 3> GE, Département de la sécurité et de l’économie, Arrêté du 5 octobre 2017 interdisant l’exercice de la prostitution en divers lieux. . Avant cela, un projet de loi avait été présenté – sans aboutir – pour interdire le TDS dans un rayon de 500 mètres autour des écoles, aux motifs de la décence et des bonnes mœurs 4> GE, Secrétariat du Grand Conseil, PL 10868, 16 septembre 2011. Pour un autre exemple: à Lausanne, le secteur autorisé a également été restreint en 2018, dans une petite partie du quartier industriel de Sévelin (Ville de Lausanne, Rapport 2018-2020 sur la prostitution de rue à Lausanne, p. 3). .

Par ailleurs, la loi genevoise sur la prostitution prévoit que le TDS de rue «peut être interdit aux moments ou dans les endroits où il est de nature à troubler l’ordre et la tranquillité publics, à entraver la circulation, à engendrer des manifestations secondaires fâcheuses ou à blesser la décence» 5> Art. 7 LProst/GE. . Ces termes font porter un stigmate sur le TDS. Au vu de l’évolution des normes sociales, invoquer les bonnes mœurs ou la moralité publique pour condamner une prostitution exercée librement est dépassé 6> Dans ce sens: BSK OR I – Meise/Huguenin, CO 19/20 N 38; BSK StGB – Isenring, CP 199 N 2. et échoue à protéger les personnes concernées, comme exposé ­ci-bas.

En outre, le règlement d’exécution de la loi sur la prostitution précise que le TDS ne peut pas s’exercer, notamment, dans des quartiers ayant un caractère prépondérant d’habitation, aux alentours des écoles, des lieux de cultes, des parcs, des arrêts de transports publics 7> Art. 8 RProst/GE. . Cependant, jusqu’où se trouve-t-on «aux alentours» des zones interdites? Cette imprécision risque d’exposer les personnes travailleuses du sexe à des amendes, faute de savoir exactement où l’exercice de leur activité est autorisé. Comment, en effet, orienter son comportement sur la base de dispositions juridiques floues?

La volonté d’invisibiliser le TDS en le confinant dans des zones restreintes renforce la stigmatisation sociale des personnes travailleuses du sexe 8> Position d’Amnesty international relative à l’obligation des Etats de respecter, protéger et mettre en œuvre les droits humains des travailleuses et travailleurs du sexe, 26 mai 2016, p. 10. . Cela accentue la précarité de leurs conditions de travail et met leur économie, leur santé physique et mentale et parfois même leur vie en danger 9> Ibid., p. 12 et 14. . Plutôt que de restreindre les zones d’exercice du TDS, et donc de marginaliser les personnes qui l’exercent, il serait opportun de repenser ces espaces pour les rendre sûrs, pour les travailleuses et les travailleurs du sexe, comme pour toutes et tous.

Notes[+]

* Nayla GIANNI, Louise KOCH, Raquel MOURA DE FREITAS, alumnae de la Law Clinic sur les droits des personnes vulnérables.

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