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Présent de l’histoire

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Les éditions Antipodes viennent de publier Willi Gautschi et la Grève générale de 1918 de Séveric Yersin 1> Egalement chroniqueur régulier dans cette page, ndlr. . Dans cette reprise de son mémoire académique, Yersin se saisit de la figure du spécialiste argovien de la Grève générale pour interroger le métier d’historien, l’historicité propre à l’écriture de l’histoire et à sa réception.

Rappelons d’un mot qu’il y a cent cinq ans, du 11 au 14 novembre 1918, advint le plus important mouvement social depuis la naissance de l’Etat fédéral: près du quart des ouvrières et ouvriers du pays (250 000) cessèrent le travail; pour les contenir, 95 000 soldats furent mobilisés tandis qu’un peu partout dans le pays s’organisaient des milices «civiques». Trois grévistes furent abattus à Granges, un soldat décéda à Zurich, victime d’une balle perdue, et 900 mobilisés des suites de la grippe espagnole qui sévissait alors.

A gauche, le plus souvent, on fit de la situation déplorable de la classe ouvrière et des provocations des autorités politiques et militaires les causes directes de la Grève. A droite, on dénonça l’événement comme une tentative de coup d’Etat, un complot ourdi de l’étranger – version qui présentait l’«avantage» de criminaliser ce mode d’action et d’entretenir la xénophobie, en un mot: de raffermir le bloc bourgeois-paysan apparu au tournant du siècle.

Premier à écumer les archives de la Confédération et du mouvement ouvrier, Gautschi va tordre le cou à l’interprétation droitière; ce, en quatre ouvrages: Das Oltener Aktionskomitee und des Landes-Generalstreik von 1918 en 1955; Das Landesstreik 1918 en 1968; Dokumente zum Landesstreik 1918 en 1971 et, enfin, en 1973: Lenin als Emigrant in der Schweiz. 1918 ne correspond pas, selon lui, à une conjuration: si les dirigeants syndicaux et socialistes ont certes joué les «apprentis sorciers» en se drapant, tout l’été 18, dans une phraséologie révolutionnaire, ils ont été, à la vérité, débordés par certains éléments zurichois radicalisés et par leur base elle-même.

Côté bourgeois, si l’historien de Baden trouve que l’état-major a machiavéliquement soufflé sur les braises et réagi de façon disproportionnée, il considère cependant qu’il pouvait légitimement craindre une action sérieuse au vu de la rhétorique employée par les hérauts du mouvement social. Gautschi va jusqu’à supposer la possible influence des Russes dont Lénine – participant majeur de la réunion pacifiste de Zimmerwald, en 1915; il se refuse néanmoins à toute assertion définitive. La détresse matérielle du monde ouvrier semble l’origine la plus prégnante des troubles intervenus.

In fine, Gautschi parvient donc à une position «équilibrée»: d’un côté, la Grève générale lui paraît irrespectueuse de l’Etat de droit et, partant, condamnable; de l’autre, elle s’est avérée grosse de conséquences heureuses: une meilleure considération de la condition ouvrière avec, notamment, l’introduction de la semaine de 48 heures et l’intégration de la social-démocratie à la communauté nationale avec, par exemple, le renforcement de sa représentation par l’adoption du système proportionnel pour l’élection du Conseil national. Mais l’après-novembre entérina surtout la conversion au réformisme de l’élite syndicale et socialiste, le choix de rapports sociaux pacifiés. Gautschi fait d’ailleurs de la Paix du travail de 1937 l’illustration de la primauté reconnue des intérêts nationaux sur les intérêts de classe.

Notant le sensible accord des libéraux et des sociaux-démocrates autour de la lecture proposée par Das Landesstreik 1918, le préfacier de Yersin – Malik Mazbouri – souligne que Gautschi a contribué à asseoir un rapport «moins clivé et plus distancié», «résilient» à ce qui fut vécu par beaucoup, à l’époque, comme un traumatisme. Le jugement de l’Argovien a, en outre, l’insigne mérite d’éviter une interprétation «téléologique» de 1918 – en d’autres mots de ne pas inférer ce qui advint de ce qui fut.

Yersin lui-même rend finement compte des jeux de résonances entre l’actualité – notamment celle de mai 68 et des initiatives Schwarzenbach – et la réception des évaluations défendues par Gautschi. Willi Gautschi et la Grève générale questionne également la condition historienne. Plus que par une inclination personnelle, les orientations privilégiées par Gautschi paraissent ainsi assez largement conditionnées par la disponibilité variable des sources potentielles (parfois pour des motifs politiques). Gautschi n’éprouvait pas d’«empathie» particulière pour son sujet. Né dans une famille paysanne protestante, il envisage – un temps – une carrière militaire et se situe plutôt sur la droite de l’échiquier politique. Cela étant, il fit preuve – sur un sujet aussi sensible – d’une remarquable probité, sans se départir, toutefois, d’une modération non neutre idéologiquement.

Saluons en Yersin, pour conclure, l’auteur d’un essai rigoureux, structuré et nuancé. S’il convenait d’émettre un bémol, peut-être oserions-nous pointer un paradoxe: il s’échine à replacer l’évolution du regard de Gautschi et de sa réception dans leurs contextes, mais ne s’arrête pas outre mesure sur l’enjeu d’appréhender un tel sujet aujourd’hui. Depuis 1973 – date du dernier opus analysé par Yersin –, un demi-siècle s’est écoulé, de crises larvées ou sévères, de privatisation des services publics ou de leur esprit, de recrudescence des inégalités. Un demi-siècle de néolibéralisme. A cette nouvelle aune, le plus grand épisode de la lutte de classes en Helvétie doit-il toujours et encore inspirer une approche «résiliente»? Une leçon de renoncement?

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*Historien et théoricien de l’action culturelle (mathieu.menghini@sunrise.ch).

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lundi 8 janvier 2018

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