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«About Kim Sohee»: deux femmes face à l’enfer du capitalisme sud-coréen

   
«About Kim Sohee»: deux femmes face à l’enfer du capitalisme sud-coréen
TRIGON-FILM
Les écrans au prisme du genre

La dimension sociale du cinéma sud-coréen n’est plus à démontrer depuis le succès mondial de Parasite (Bong Joon-ho 2019). Ce qu’on découvre avec About Kim Sohee (à voir en ligne sur filmingo.ch), un film de July Jung (2022) avec Kim Si-eun et Doona Bae, c’est la radicalité d’un regard féminin sur la société coréenne.

Le film s’ouvre sur la danse que pratique la jeune Kim Sohee dans l’esprit des célèbres groupes coréens de K-pop (BTS, Black Pink…) en plus sportif. On la voit répéter seule devant la glace d’un studio de danse et tomber chaque fois qu’elle fait la figure finale… Elle termine son parcours scolaire dans un lycée professionnel et doit faire un stage pour valider son diplôme. Son professeur lui présente comme un privilège le fait d’avoir été acceptée dans une filiale d’une grande entreprise de télécommunications. Elle se retrouve dans un immense hall où des filles répondent par téléphone à une clientèle à qui l’entreprise a vendu des forfaits téléphoniques, sous la surveillance d’un homme chargé de booster leur productivité.

L’activité est sans rapport avec la formation de Kim Sohee (on l’a vue au lycée dans un atelier de couture). Surtout, elle découvre bientôt que son travail consiste non pas à satisfaire les demandes des client·es, mais à leur vendre des forfaits toujours plus chers et à les empêcher de les résilier, y compris par des pratiques de harcèlement téléphonique. Le travail dans le centre d’appels devient de plus en plus dur: elle doit faire des heures supplémentaires pour atteindre les objectifs fixés dans un contexte de concurrence effrénée entre les stagiaires, entre les «équipes», entre les services, entre les entreprises. Elle n’arrive plus à voir son copain, lui-même victime de harcèlement dans l’usine où il travaille.

Le chef de service qui la harcelait, contraint et forcé, se suicide dans sa voiture sur le parking de l’entreprise; la lettre qu’il laisse pour dénoncer ces pratiques est confisquée par la direction pour faire croire à un suicide pour raisons personnelles, ce que les employées sont contraintes de valider en signant un document. Il est immédiatement remplacé par une femme qui accentue encore la pression. Les primes promises ne sont pas versées sous prétexte que les employées ne sont que stagiaires: Kim Sohee se révolte et elle est mise à pied pour trois jours. Dans l’impossibilité de démissionner sans renoncer à son diplôme de fin d’études, elle s’enfonce dans le silence et la dépression: la dernière fois qu’on la voit, elle marche seule, pieds nus en claquettes, sur un chemin gelé et s’éloigne en contrebas vers une étendue d’eau…

Le point de vue du film change alors pour s’attacher aux pas de l’inspectrice de police chargée d’enquêter sur sa mort, elle-même de retour au travail après un congé pris pour soigner sa mère qui vient de mourir. Elle va chercher à comprendre, malgré l’opposition de sa hiérarchie, les raisons de ce suicide. Le point de vue du film s’élargit alors pour remonter la chaîne des responsabilités dans les différentes institutions que l’inspectrice interroge: l’entreprise de télécoms, le lycée professionnel, le Ministère de l’éducation: tous rejettent la faute sur la victime, jugée instable.

Mais le film met en évidence sans équivoque le cynisme des dirigeants d’entreprise, la soumission des enseignants à la concurrence effrénée organisée par le Ministère de l’éducation entre les établissements scolaires pour pousser leur productivité en termes de réussite et d’emploi. Sous les yeux effarés de l’inspectrice de police, se déploie le système qui a conduit Kim Sohee au suicide sans que personne n’en assume la responsabilité. Peu à peu l’inspectrice reconstitue, avec la force de l’empathie, les derniers moments de la vie de Kim Sohee, dont il reste une vidéo où on la voit danser joyeusement avec son copain…

Pour l’amatrice de séries sud-coréennes que je suis, ce film remarquable fait écho à beaucoup de dramas écrits par des femmes scénaristes qui dénoncent ce patriarcat capitaliste particulièrement impitoyable pour les femmes (toutes les figures d’autorité, à une exception près, sont des hommes et la salle du centre d’appels est uniquement occupée par de très jeunes femmes à qui on demande une soumission totale).

La différence entre ce film et les séries qui traitent de sujets analogues est dans le ton. About Kim Sohee est d’une noirceur totale – même si on est en empathie avec les deux personnages féminins qui se succèdent dans le récit: l’inspectrice comprend peu à peu la personnalité de la lycéenne, mais trop tard, celle-ci est déjà morte. Le titre original en anglais, Next Kim Sohee, indique la probabilité qu’un tel drame se reproduise, étant donné que le système reste inchangé. Cette radicalité fait la différence entre le cinéma d’auteur et les séries, productions qui se caractérisent par des conventions propres à séduire un large public. Mais l’exemple sud-coréen montre que la dimension de critique sociale est constitutive du succès des séries.

Geneviève Sellier est historienne du cinéma, www.genre-ecran.net

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mercredi 27 novembre 2019

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