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Le projet d’une science sociale du vivant

L'actualité au prisme de la philosophie

Dans son dernier ouvrage, Les structures fondamentales des sociétés humaines (La Découverte, 2023), le sociologue Bernard Lahire propose l’ambitieux projet de produire une science sociale du vivant.

Elargir le champ des sciences sociales. L’originalité de l’ouvrage de Bernard Lahire, dans le champ de la sociologie, réside dans l’idée que le social n’est pas propre aux êtres humains, mais commun à tous les vivants. Pour réaliser ce coup de force intellectuel, l’auteur a dû s’opposer à une règle sociologique (au sens de Durkheim), selon laquelle il est nécessaire d’établir une coupure entre la biologie et la sociologie. Lahire reste fidèle à l’idée que le social doit s’expliquer par le social, mais en fait une propriété commune à l’ensemble des vivants.

On peut s’interroger sur les enjeux d’un tel déplacement théorique. Il y en a sans doute plusieurs. L’un d’eux pourrait résider dans la possibilité pour la sociologie de se positionner au sein des sciences de l’environnement, dans un contexte où cette thématique prend de plus en plus d’importance. Il faut néanmoins remarquer que l’anthropologie, avec Philippe Descola par exemple, ou certains pans de la sociologie, avec le constructivisme social radical de Bruno Latour, se sont déjà positionnés sur ce champ.

Il est à cet égard intéressant de constater que Lahire attaque dans son ouvrage l’excès de constructivisme social (sans nommer explicitement ses adversaires théoriques) pour revenir à une conception épistémologique réaliste. Il s’agit pour lui d’établir des lois communes à l’ensemble des êtres vivants en s’appuyant en particulier, pour ce faire, sur la biologie évolutionniste, la paléoanthropologie, l’ethnologie et la sociologie.

Le projet de replacer l’être humain plus largement dans le vivant est un projet important

Un projet discutable. Il est incontestable que, dans le contexte dit d’anthropocène, le projet de replacer l’être humain plus largement dans le vivant est un projet important. Pour autant, les thèses que Lahire établit peuvent porter à discussion et l’on peut s’étonner (en dépit du volume de l’ouvrage – 972 pages – surtout alimenté par de nombreux exemples pris hors de la sociologie) qu’il ne discute pas en détail des travaux qui pourraient constituer des objections à ses propositions.

Ainsi, Lahire considère que le social est commun à l’ensemble des vivants, mais que la culture est avant tout une spécificité de l’humain. Or il existe un ensemble de travaux, en particulier ceux de Descola et de Latour, qui contestent la partition entre nature et culture. Autre point, l’auteur consacre un espace non négligeable à la division sociale homme/femme et à la domination masculine. Or il mentionne bien peu, hormis Françoise Héritier, les travaux mobilisés en études de genre. Ainsi, sur le plan biologique, il aurait pu être intéressant de discuter les travaux d’Anne Fausto-Sterling qui conteste l’existence de deux sexes.

Lahire critique les approches constructivistes sans les discuter vraiment

On peut d’ailleurs s’étonner d’entendre Bernard Lahire expliquer dans un entretien sur France Culture que la transidentité est rendue possible par des artefacts techniques (opérations, hormones), alors que la loi en France reconnaît la transition sociale de sexe – il suffit d’être reconnu·e socialement dans l’autre sexe. De ce fait, Lahire critique les approches constructivistes sans les discuter vraiment, au point de se demander s’il connaît le détail de leurs thèses et arguments.

On peut également questionner l’extension que l’auteur donne à la notion de domination. Les rapports de domination incluent les prédateurs sur leurs proies, les parents sur les enfants, les hommes sur les femmes, la domination politique… Dès lors, on peut se demander si toutes les relations de domination sont de même nature et dérivent toutes, comme il l’explique, de la domination des parents sur leurs enfants. Cette thèse est par ailleurs assez ancienne: par exemple, des travaux en philosophie datant de l’Epoque moderne étudiaient si l’autorité royale pouvait dériver de l’autorité naturelle du pater familias sur ses enfants.

Prenons le cas de la domination sur les enfants. Est-il possible de distinguer, dans la relation parents-enfants, le care et la domination? C’est ce qu’essaie de faire la législation, à savoir établir la frontière entre l’autorité dans l’intérêt de l’enfant et les abus. Et s’agit-il avant tout d’une domination des parents sur leurs enfants, ou d’une domination masculine qui s’exerce entre autres sur les enfants (si on prend le cas des violences sexuelles, très largement exercées statistiquement par des hommes)? On trouve là encore des distinctions conceptuelles établies dans la littérature féministe (comme chez Danièle Kergoat, entre «relations sociales» et «rapports sociaux») qui ne sont pas discutées. Tout comme Bourdieu, Lahire aborde la question des rapports sociaux de sexe en négligeant la littérature féministe produite sur le sujet.

* Sociologue et philosophe, cofondatrice de l’IRESMO, Paris.

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