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La course à la meilleure e-monnaie

Le secteur financier vit un bouleversement historique et l’argent numérique, basé sur la technologie blockchain, gagne toujours du terrain. Dans la lutte sur le marché des devises, quelle forme l’emportera? Tour d’horizon.
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L’argent liquide disparaîtra à moyen terme, remplacé par des cryptomonnaies concurrentes qui permettront un anonymat limité. PXHERE/CC0
Économie

La rumeur sur le projet de Facebook de lancer une monnaie mondiale circulait depuis un certain temps déjà. Le coup d’éclat a eu lieu en juin 2019, lorsque le projet, d’abord nommé «Libra», puis rebaptisé «Diem», fut officiellement dévoilé. Avec près de 3 milliards d’utilisatrices et d’utilisateurs au niveau mondial, Facebook – devenu Meta – entendait établir une nouvelle monnaie internationale, contrôlée par le secteur privé, sans lien aucun avec les banques centrales nationales. Leur outil de gestion des économies nationales et de garantie de la stabilité des prix se serait émoussé.

«Sans le choc de la Libra, nous serions loin du stade actuel de la numérisation de la monnaie», note Hans Gersbach, professeur de macroéconomie à l’ETH Zurich et co-initiateur du FinsureTech Hub.

Là, économistes, informaticiens, mathématiciennes et analystes des risques enseignent et mènent des recherches interdisciplinaires sur les bouleversements technologiques du système financier.

L’initiative de Facebook a eu l’effet d’un coup de bâton dans une fourmilière, estime le macroéconomiste. «La course à la meilleure monnaie numérique a une composante géopolitique. Il s’agit aussi de savoir laquelle dominera l’économie mondiale à l’avenir.» Depuis, les banques centrales bricolent leurs propres monnaies numériques: les Central Bank Digital Currencies, ou CBDC. Des pays de petite et moyenne taille tels le Nigeria, les Bahamas et la Jamaïque ont déjà introduit une CBDC. La Banque populaire de Chine teste depuis avril 2021 la version numérique de son renminbi [nom officiel de la monnaie chinoise], et des essais pilotes ont lieu au Canada et en Inde.

La Banque centrale européenne (BCE) planche depuis 2020 sur un euro numérique et la Banque nationale suisse (BNS) réfléchit à la mise en œuvre d’un franc numérique en collaboration avec la Banque des règlements internationaux et SIX Group [l’opérateur de la Bourse suisse].

«Nous vivons actuellement une évolution historique. Les progrès technologiques vont radicalement changer notre système monétaire», constate Hans Gersbach. Le franc suisse en tant que devise internationale pourrait être mis en difficulté s’il ne parvenait pas à faire le saut dans l’ère numérique. «Bien entendu, l’argent liquide doit rester», clarifie l’économiste. Mais il s’avère qu’il est toujours moins demandé. En Suisse, il reste certes le moyen de paiement le plus utilisé, mais sa part ne cesse de diminuer dans toutes les économies publiques avancées. En Suède, elle est même proche de zéro. La crainte que des virus puissent être transmis par l’argent liquide a accéléré l’essor des cartes de crédit, des versements numériques et des applications de paiement. Les paiements en espèces sont aussi toujours plus réglementés. En France, par exemple, il n’est plus possible de payer plus de 1000 euros en liquide depuis 2016.

Selon Hans Gersbach, l’argent numérique des banques centrales a d’importants avantages pour le grand public: l’argent coûterait moins, car émettre un franc numérique ne nécessite ni production ni logistique coûteuse pour sa distribution. Mais, plus important encore: «Les citoyens et les citoyennes auraient un accès direct à l’argent numérique de la Banque nationale – une monnaie très sûre.»

L’argent de banques centrales, aujourd’hui sous forme de pièces et de billets, est l’unique moyen de paiement entièrement à l’abri de toute défaillance. Au contraire de l’argent numérique des banques commerciales – l’argent derrière le chiffre qui figure sur nos comptes d’e-banking: c’est une simple créance pour un certain montant en billets de banque. Si une banque est en difficulté, celui-ci peut s’évaporer. La chute de Credit Suisse en mars dernier a montré la panique que cela peut engendrer.

Hans Gersbach a élaboré avec Roger Wattenhofer, professeur des systèmes et réseaux distribués à l’ETH Zurich, une proposition de conception d’un franc suisse numérique, baptisé l’e-franc. Il serait librement échangeable contre du liquide et des avoirs en compte et permettrait des paiements sécurisés avec le standard d’anonymat actuel. L’e-franc serait émis uniquement par la Banque nationale, les banques commerciales continuant à jouer le rôle d’intermédiaires entre Banque nationale et particuliers.

Le système fonctionnerait sur une blockchain à deux niveaux distincts: l’un dédié à la sécurité et à la validation des transactions, l’autre aux liens entre les personnes qui paient et celles qui reçoivent l’argent. Ainsi, le système serait rapide, évolutif et sûr. Contrairement au bitcoin, par exemple, l’e-franc ne nécessiterait pas de preuve de travail, soit de qualification des transactions par l’intermédiaire de milliers de nœuds sur Internet, ce qui consomme énormément d’énergie. La vérification de l’e-franc se ferait par l’intermédiaire de quelques acteurs prédéfinis: «La dépense d’énergie serait ainsi à peu près la même que pour les transactions bancaires actuelles sur Internet», note Hans Gersbach.

L’étude de Hans Gersbach et Roger Wattenhofer montre que l’e-franc est techniquement et réglementairement possible – et souhaitable pour le public. Car selon Hans Gersbach, l’e-franc devrait discipliner les banques d’affaires. Pour chaque franc numérique que la clientèle demande à sa banque, celle-ci doit en effet disposer d’assez de réserves pour l’acheter à la BNS. Les banques d’affaires ne pourraient pas créer elles-mêmes d’e-francs, comme c’est le cas aujourd’hui pour la monnaie fiduciaire. «Les banques d’affaires devraient faire en sorte de mieux s’armer face aux crises.» Il en résulterait moins d’opérations de crédit risquées, moins de volatilité et de bulles financières dans le système économique.

Fin 2022, il a semblé un bref instant que les cryptomonnaies n’étaient qu’un grand battage médiatique: le projet de Facebook avait échoué, les bitcoins avaient perdu environ 60% de leur valeur en novembre par rapport au début de l’année. Malgré tout, ce n’est pas la fin des cryptomonnaies, affirme Aleksander Berentsen, professeur à la Faculté des sciences économiques de l’Université de Bâle, qui étudie principalement la blockchain et les cryptoactifs. «Bien sûr, le commerce des cryptomonnaies attire de nombreux aventuriers et c’est parfois le Far West. Mais cela ne change rien au fait que la technologie blockchain s’imposera dans le domaine financier.»

Selon l’économiste, la recherche se focalise aujourd’hui davantage sur les stablecoins, des cryptomonnaies dont les prix sont censés être stables, car, contrairement au bitcoin, une valeur patrimoniale est déposée – c’est du moins la promesse. La plateforme Ethereum, basée sur une blockchain, s’est établie pour la création et le négoce de différents stablecoins. «Ethereum est nettement plus efficace que l’infrastructure financière actuelle», note le chercheur. Il l’illustre par Uniswap, une cryptobourse décentralisée sur la blockchain Ethereum, créée en novembre 2018 en tant que projet open source par Hayden Adams, un ancien ingénieur de Siemens. Aujourd’hui, elle est largement supérieure aux bourses centralisées comme Coinbase et Nasdaq, en termes de chiffre d’affaires par employé: Uniswap a encaissé 1,21 milliard de dollars de frais en 2021 avec 37 collaborateurs, contre 3,5 milliards pour le Nasdaq avec ses plus de 4700 employé·es.

Les contrats intelligents (smart contracts), à la base du système d’Uniswap, font toute la différence. Ils permettent de programmer d’innombrables fonctions pour une monnaie numérique. Par exemple, des contrôles automatisés contre le blanchiment d’argent. Ou la réglementation Know-your-customer de l’autorité de surveillance bancaire nationale, qui peut être automatisée via des listes blanches.

Aleksander Berentsen s’attend à ce que tout un écosystème de nouveaux services financiers soit créé autour d’Ethereum. Dont de nouvelles monnaies numériques qui devraient voir le jour sous forme de stablecoins privés. Il part du principe qu’à l’avenir, tout le monde aura un compte cryptographique privé et qu’une grande partie du système financier migrera vers une infrastructure blockchain. L’argent liquide disparaîtra à moyen terme, remplacé par des cryptomonnaies concurrentes, qui permettront un anonymat limité.

Lorsque Facebook a dévoilé ses projets en 2019, on craignait qu’avec sa propre cryptomonnaie le groupe puisse récolter encore plus de données sur ses utilisateur·trices qu’il ne le fait déjà avec Facebook, Instagram, YouTube et WhatsApp. C’est pourquoi des experts en droit préconisent également que les Etats ne confient pas simplement l’émission de monnaies numérisées à l’économie privée. Car même si l’expérience Libra a échoué, personne n’ignore que d’autres groupes technologiques, dont Google, s’intéressent à ce champ d’activité. Dans ce contexte, la fondation d’évaluation des choix technologiques TA-Swiss a lancé sans attendre un appel d’offres pour l’estimation des risques liés aux nouvelles formes d’argent virtuel.

Elle écrit que des entreprises privées pourraient «gagner une influence financière et politique significative», et que les systèmes monétaires globaux d’entreprises privées «remettent en question les approches actuelles en matière de régulation du trafic des paiements au niveau national».

Harald Bärtschi, professeur titulaire à l’Université de Zurich, note: «L’introduction d’un franc numérique nécessite aussi un débat politique sur le niveau de protection des données nécessaire et le degré de transparence justifiable.» Ce juriste s’est spécialisé dans les questions liées à la technologie financière et à la blockchain. Selon lui, il est dans la nature d’une blockchain publique que l’effacement des données soit quasi impossible et que toutes les transactions y soient durablement enregistrées et consultables. Car la traçabilité et la transparence sont les grandes promesses de celle-ci, même si le bitcoin est devenu l’un des moyens de paiement préférés du crime organisé et des pirates informatiques.

L’argent comptant se caractérise justement par le fait qu’il ne laisse quasiment aucune trace de données. Où serait le droit à l’oubli avec l’e-franc, par exemple pour des transactions privées datant de plusieurs années? Ou encore: que deviendrait le droit à la sphère privée et à la protection des données si exploitants ou autorités pouvaient voir toutes ces transactions financières privées sur la blockchain?

Malgré la Crypto Valley zougoise et les investissements importants dans la recherche et le développement, il n’est toujours pas certain que la Suisse fera partie des précurseurs en matière d’e-monnaie.

La Suisse hésite

Dans un rapport de 2019, le Conseil fédéral est arrivé à la conclusion qu’une monnaie électronique de banque centrale accessible à l’ensemble de la population n’apporterait aucun avantage supplémentaire à la Suisse. Interrogée à ce propos, la Banque nationale suisse (BNS) indique que différents projets de CBDC sont en cours, mais qu’ils ont un «caractère purement exploratoire» et ne doivent «pas être perçus comme une indication pour ou contre l’introduction d’une CBDC». Hans Gersbach du FinsureTech Hub note: «Sur le plan politique, les choses n’avancent que lentement et on est devenu plus prudent encore depuis la crise de Credit Suisse. C’est regrettable, car avec l’e-franc, nous pourrions aussi résoudre le problème du too big to fail un jour ou l’autre.»

Selon lui, l’introduction progressive de l’e-franc stabiliserait le système financier sans qu’il soit nécessaire de définir un nouveau cadre réglementaire. Il est convaincu que l’e-franc renforcerait la concurrence sur le marché financier s’il était couplé à la possibilité de contrats intelligents. Après des décennies de concentration, il serait ainsi à nouveau possible de décentraliser davantage le secteur financier. Il n’est donc guère étonnant que les grandes banques d’affaires et leurs représentantes et représentants au Parlement craignent de tels changements. Leurs privilèges sont menacés, avant tout celui de créer de l’argent et de réaliser des affaires à haut risque et profitables, souvent détachées de l’économie réelle.

Hans Gersbach croit néanmoins que l’introduction de l’e-franc pourrait avoir lieu très vite. «Les progrès de l’e-euro mettront aussi la politique suisse sous pression.» Si les Etats membres de l’UE et la BCE s’y attellent sérieusement, l’euro numérique pourra déjà être disponible en 2026. De son avis, il est probable qu’une variante minimale d’un franc numérique s’imposera dans quelques années, avec des limitations de conversion et de longues phases d’introduction.

La disruption serait ainsi moins grande que ce que souhaitent les groupes technologiques de la Silicon Valley. En contrepartie, la nouvelle monnaie serait démocratiquement légitimée, bien étayée juridiquement et compatible avec le système économique.

Paru dans Horizons no 138, FNS, sept. 2023, www.revue-horizons.ch

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