On nous écrit

Je vis dans l’obscurité

Rahşan Üregen transmet un récit.
Société

La vie se meure; ma peau pelle, le feuillage des arbres est sec. La vie se meure; on arrose les golfs et les pelouses, les oiseaux et les bêtes des bois ne trouvent plus leurs coins de rivière. La vie se meure; le soleil est source de bonne humeur, chaque jour le thermomètre bat les records, tourisme et incendies iront de pair désormais. La vie se meure; le goudron pousse, les experts et les politiciens parlent de rafraîchirent la ville à coup de plantation d’arbres «adaptés au changement climatique». La vie se meure; les frontières et les villes se militarisent, les milliardaires se multiplient, les superprofits bondissent et l’inflation aussi. La vie se meure; je vis dans l’obscurité de ma chambre c’est là l’unique répit que je puisse me payer.

Mais il est là à mes côtés le monde en son entier, en un clic sur le smartphone. Je prends des nouvelles du pays là-bas au sud.

Les cousins et cousines ont pris les parents et se sont installés dans la grande ville. Ils récitent sur les réseaux sociaux: que Dieu me préserve du besoin et de vivre au crochet d’un autre. Leurs enfants échapperont aux sobriquets de dağ adamı – gars de la montagne – et çoban – berger – synonymes d’ignorant. Pour quelques lires, ils installent leurs progénitures sur des engins électriques multicolores en forme d’animal méconnaissable dans un coin du centre commercial, le temps de prendre une photo.

Et je pleure la terre de nos grands-parents abandonnée à la désertification. Et je sais que leurs enfants aussi tenteront la traversée vers l’eldorado devenu forteresse. Et je serai sur cette rive européenne la seule rescapée d’un monde paysan à l’histoire millénaire qui ne m’aura laissé aucune ruine ni vestige sur lesquels poser un regard nostalgique et rêveur. Et j’aurai beau pleurer, ceux d’ici me diront: tu es résiliente maintenant, fait un effort pour être heureuse.

La vie se meure, je vis dans l’obscurité, c’est là mon lieu de repli. La vie se meure, l’obscurité du monde n’est rien à côté de ça.

Rahşan Üregen,
Genève

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