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Au moment d’une éventuelle expulsion, l’état de santé compte

Chronique des droits humains

Mardi 30 mai, la Cour européenne des droits de l’homme (CrEDH) a dit à l’unanimité que les Pays-Bas avaient violé l’article 8 de la Convention, qui garantit le respect de la vie privée, pour avoir révoqué le permis de séjour d’un ressortissant marocain et prononcé une interdiction de séjour de dix ans au motif qu’il constituait une menace pour l’ordre public, mais sans prendre en considération son état mental1>Arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme du 30 mai 2023 dans la cause Karim Azzaqui c. Pays-Bas (3e section)..

Le requérant, né en 1972 au Maroc, est entré aux Pays-Bas en 1982 pour y vivre avec son père. Entre 1987 et 1996, il a été condamné à plusieurs peines d’emprisonnement pour des délits multiples, notamment tentative de vol, cambriolage, extorsion, menaces et vol qualifié. En 1996, il fut condamné à deux ans d’emprisonnement pour viol mais, en raison de son état psychique – trouble de la personnalité avec des traits psychotiques et antisociaux, expériences psychotiques épisodiques et exposition à une consommation de drogues dures sévère et à long terme –, il a passé la plupart des années suivantes interné dans une clinique pénitentiaire. En effet, la décision d’internement a été prolongée à plusieurs reprises.

Dans la procédure relative à une nouvelle prolongation, en 2016, les experts relevaient que le requérant avait fait preuve d’un bon comportement constant, de remords pour ce qu’il avait fait à la victime et d’une volonté d’être aidé et de s’en sortir. Il n’avait enfreint aucune règle et ne s’était pas soustrait à un traitement ou à des conseils. En conséquence, l’internement n’a été prolongé que d’une année et lui a été accordé une libération conditionnelle au terme de cette année. Le 17 février 2017, se référant à son casier judiciaire, le sous-ministre de la Justice et de la sécurité des Pays-Bas a informé le requérant de son intention de révoquer son permis de séjour et de lui imposer une interdiction d’entrée au motif qu’il constituait une menace pour l’ordre public. Cette autorité a pris la décision annoncée le 19 janvier 2018 et les recours formées contre elle ont été rejetés.

La CrEDH a rappelé sa jurisprudence, d’après laquelle les Etats ont le pouvoir d’expulser les étrangers condamnés pour des infractions pénales, mais doivent prendre en compte également le respect de la vie privée et familiale de l’étranger. A cette fin, plusieurs critères établis de longue date par la jurisprudence doivent être examinés par les autorités nationales, mais des critères supplémentaires doivent également être pris en compte, notamment les aspects médicaux, y compris la disponibilité et l’accessibilité des soins médicaux dans le pays de destination2> Arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme du 7 décembre 2021 dans la cause Arif Savran c. Danemark (Grande Chambre), §§ 183 et suivants avec des références à des arrêts concernant la Suisse.. La Cour rappelle aussi que les critères de la nature et de la gravité de l’infraction commise par le requérant doivent s’apprécier par rapport à l’ensemble des antécédents judiciaires de l’intéressé et aux circonstances dans lesquelles le ou les crimes ayant motivé l’expulsion ont été commis. Enfin, pour un migrant installé qui a passé légalement la totalité ou la majeure partie de son enfance et de sa jeunesse dans le pays d’accueil, l’expulsion n’est justifiée que pour des motifs très graves.

Dans le cas présent, la CrEDH a constaté que le sous-ministre néerlandais s’était borné à évoquer la gravité des multiples infractions commises par le requérant et les prolongations des décisions d’internement, relevant qu’il subsistait un risque de récidive et donc une menace pour l’ordre public. Cependant, il n’avait pas tenu compte du fait que le requérant souffrait, selon le juge pénal, d’une grave maladie mentale qui avait atténué sa culpabilité au moment où il avait commis l’acte incriminé. En outre, il n’avait pas tenu compte de l’évolution positive de la situation personnelle du requérant, qui avait conduit les tribunaux à lui accorder une libération conditionnelle dans un centre de soins surveillé. Enfin, se contentant d’affirmer que le requérant était un homme majeur qui pouvait se débrouiller seul après une aide au rapatriement, les autorités nationales n’avaient pas envisagé les aspects médicaux et les difficultés que ce dernier pouvait rencontrer au Maroc en raison de sa vulnérabilité psychologique.

Il ne fait guère de doute que cet arrêt sera scruté avec attention en Suisse, où de telles affaires occupent régulièrement les tribunaux, tant pénaux qu’administratifs.

Notes[+]

Avocat au Barreau de Genève, membre du comité de l’Association des juristes progressistes.

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